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Le Phonème Bohème

Le Phonème Bohème
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Le Phonème Bohème
9 mars 2024

Le macrocosme

Je n’apprécie plus tant les êtres qui se matérialisent en se faisant pousser de la chair autour de leur vision d’eux-mêmes, depuis qu’ils me font penser à l’humanité. La volonté de l’inconscient collectif, que celle-ci unifie toutes les races de la terre ou d’ailleurs ou bien non me semble tyrannique par essence. Ses tentacules invisibles ne sèment ni l’élégance ni l’émerveillement derrière les prunelles des représentants terrestres. L’humain ceci, l’humain cela. Ça va bien faire. Tous les animaux aussi, et les plantes pourquoi pas? Nous avons simplement parachevé l’art de métamorphoser le vivant en fresque éternelle et expansive où grouillent les vers de l’envie, mus par la décrépitude de tout ce qui est organique, délicat, effervescent. Nous ne sommes pas des guerriers. Nous sommes des bergers, épris d’étoiles, errant derrière le voile d’une brumeuse pollution transcendantale. Trop la respirer, c’est explorer le pays des ombres avant l’âge. Nous ne sommes pas. Ensorcelés par la grisaille du sédentarisme, que reste-t-il de notre courage archaïque, de nos pas légers et grands, de la virtuosité du chasseur-cueilleur de papillons et de fleurs? Ne sommes-nous plus les poètes de l’existence? L’onde onirique ne s’exprime plus à travers nous que durant quelques instants de sommeil paradoxal, de rêvasseries enfantines ou d’épiphanies produites en série. Les oraisons se font rares. La sérendipité se sclérose dans l’œuf. Et les bêtes se cachent sous leur peau, dans le noir, craignant l’humain de tous les pores de leur être. Et ils font bien. Mais s’entredévorant, les passages par où s’infiltraient, par où s’exfiltraient les balbutiements de leur narration mouvante et vivace s’amenuisent. Ils devraient tous plutôt nous prendre pour cible, de leur bec, leurs mandibules, leurs longues dents, leurs lèvres, leurs crocs, leurs… Pleurs! Ce qui m’amène à croire que l’inconscient collectif est aveugle, étranger à certaines notions et allergique à l’avenir, entre autres caractéristiques. Par le biais de l’import-export, nous avons parachuté des fourmis qui font génocide de toute chair, qui dévorent les crabes sur la grève lors de la saison de la reproduction à l’étranger, rompant l’équilibre des forces sous-jacentes au territoire. Mais nous n’avons rien inventé. Les massacres interraciaux n’ont jamais été l’apanage de l’humanoïde, peu importe la variété, le spécimen. Certains bipèdes ont simplement du talent pour gâter le vivant. Quant aux autres animaux, ils n’ont pas le monopole en matière de migration. Les végétaux pérégrinent itou, à flanc de montagne, dans les entrailles volcaniques, toujours plus près des nuages et autant au nord que possible. À petits pas de pépins. De toute la fureur rampante de leurs lianes. Lichen ou bonzaï. Séquoia où frêle essence se confondant avec un cousin sylvestre, une fille recelant la même sève en son sein. Alors, qu’on ne me les casse plus, par tous les dieux. N’étant pas si différents des autres, toujours une partie chaotique de l’empire vertigineux du vivant en nous, ce qui dans chaque organisme fait pousser des yeux et répandre la compréhension du monde malgré soi est cette tendance immémoriale à moissonner les atomes pour générer du nouveau, vivace. Tu as hérité de quelques atomes solaires et la lune vit dans mon cœur. Des baleines oubliées de tous chantent sous l’épiderme de ton voisin. Que ce soit par le biais d’un appareil sensoriel nimbant l’interprétation qu’on se fait de l’univers, par l’intermédiaire des songes, quelque chose de plus profond dans l’être prend la parole, génère une onde sémantique, une salve instillant l’envie de mouvement chez son hôte. Tous les animaux et les végétaux de la terre sont récipiendaires d’un fragment de conscience propre ou, plus tristement peut-être, nous n’en avons pas. Ne pourrons jamais en être destitués. Ne serons jamais les héritiers de savoirs et d’usages qui peuvent bien s’exprimer à travers d’autres êtres animés que nous. Et n’est-ce pas romantique, enivrant, poétique d’être ainsi dépendant de l’impermanence de toute chose? Tout le troupeau des âmes qui explorent la biosphère loge sous une enseigne semblable, à bord d’une arche aux contours symboliques, abstraits, métaphoriques…

Toc, toc, toc!

-Hiuuurhiiii!

Se retournant, et pour avoir le privilège de l’admirer, dans le secret de son cœur : « Bon matin ma chérie! Comment vas-tu? Et pourquoi imites-tu le bruit d’une chaise berçante qui grincerait? »

-D’une porte.

-Quoi?

-D’une porte qui grince. Pour timidement m’annoncer, sans trop te déranger. Et « bon matin » est un anglicisme, tu sais?

-Oui, mais j’adore les matins, alors je t’en souhaite un fabuleux malgré tout.

-Merci à toi, ô matutinale entité radieuse, et qui s’est levée dès potron-minet, sans réveiller sa charmante et chaleureuse copine, et lui pardonnera-t-elle jamais?

-J’espère qu’elle lui… qu’elle me pardonnera.

Enlacé de toutes parts par sa copine trop jolie pour que la prunelle des morts ne s’embrase sous terre, que les nuages ne s’éventrent lors d’orages, savantes et célestes décharges orgastiques, que mille oiseaux du paradis ne fracassent le quatrième mur, la baie vitrée de ce que d’aucun considèreraient presque comme la réalité tout nue, monsieur luttait contre la tendance qu’avait cette partie-là de son anatomie à se gorger de sang, et n’étant plus que corps caverneux, délices à leur état le plus pur, il soupira et fondit dans les bras de mademoiselle.

-C’est du sabotage!

-Quoi? L’amour? Évidemment que c’est du sabotage! Le début des glaires sera la fin de toutes les guerres, c’est clair!

-J’étais en train d’écrire, j’entends.

Baiser sur la joue. Décharge de plaisir propulsant le biotope à son paroxysme.

« La biocénose ne s’en portera que mieux, et bientôt, je porterai ses fruits en moi, et nous aurons des enfants heureux comme des multivers qui se multiplient à l’infini », songea Alice à part soi. Elle fomentait dans l’ombre pour mettre l’épaule à la roue de la vie. Son sourire, son impétuosité, ses taches de rousseur, ses longs cheveux châtains, sa voix chaleureuse et incandescente, tout d’elle participait à générer des perles de beauté dans la fange de la réalité. N’y tenant plus, oubliant d’enregistrer son récit, il riposta d’un baiser sur la joue de sa douce qui l’acheva de baisers, de courageux coups de la pointe de la langue et de morsures généreuses dans son cou à lui. Chaque atome du peuple de ses viscères en exil gravitait autour de cette femme inoubliable.

-Monsieur Raphaël, je crois que je vous aime un peu, beaucoup.

-Me concèdes-tu une dernière petite heure d’écriture, mon amour? Mon exercice n’est pas encore terminé.

-Si tu peux vivre sans moi pendant une heure de plus, soit.

-Si difficilement, et pourtant merci.

-Muscle-toi bien la psyché, mon chéri. Va, vole, voyage dans l’acte de créer, et me reviens avec des croissants et du jus d’orange, pour le petit déjeuner.

-C’est convenu, étoile de mes nuits.

Et l’apprenti-écrivain pour son plaisir se claquemura dans sa propre psyché. Ses neurones tranchants comme un couteau de pêcheur lui servaient à ouvrir l’huître de l’inspiration pour en extraire quelques bulles d’oxygène par ici, une perle rarissime par là. Et une perle, qu’est-ce, sinon quelques grains de fable s’agglomérant envers et contre marées, litanies littorales, ascensions alcyoniennes et plongée en Cassandre dans les abysses sibyllines de la sémantique, des tréfonds de la forme? Raphaël ne pouvait cesser d’écrire trop longtemps. Autrement, il se fossilisait, s’oxydait, se voyait absorbé très complètement par les flots algides de son ombre, et celle-ci recrachait très bientôt celui-là avec la force de l’anémone vorace ne laissant derrière elle que des arêtes. Lorsque la page blanche le lorgnait d’un air méprisant, il s’imaginait devenir l’écume, se fondre dans plus grand que lui et s’oublier enfin au profit du grand œuvre. Lorsque cela ne fonctionnait guère, il optait pour la stratégie du concombre de mer, éjectant ses organes vitaux en guise de leurre tout en se propulsant quelques mètres plus loin, attendant dans le silence que ses viscères (inspiration, talent, imagination) se régénèrent. Dans sa poitrine battait une espèce de peur philosophale. Peur de n’exister pas, de n’avoir rien à transmettre, de ne savoir rien exprimer, et qui vaille la joie d’être partagé.

Lui et sa compagne vivaient en un lieu tout au Nord de la vie et qu’on n’ose nommer, de peur d’invoquer rafales, grêlons et tempêtes pénétrant par tous les orifices de sa chaumière. Au bord de l’océan, dans un pays de gerçures sans cesse poli, tourmenté, irisé par la fierté infinie de flocons renvoyant la moire de rêves innombrables hallucinés par quelques quidams assez fous pour vivre là, justement. Statues de chair et de glace, les pingouins qui s’aventurent trop longtemps à demeurer immobiles perdent l’usage de leur bec, dans ces contrées hiémales. Or, Alice et Raphaël faisaient tous deux partie d’une race prodigieuse de mammifères hyperboréens capables de subsister malgré le froid. Leur psyché vagabondait au diapason à l’endroit marqué de l’ombre des étoiles où aimaient à naître des jardins d’aurores boréales. Et à l’endroit de la poitrine, l’organe fongique de ces deux amants de la nature pulsait, étendait ses ramifications sur des kilomètres d’éternité, projetant les fruits du bonheur partout autour, en un blizzard sporagineux. Les quelques arbres morts des environs étaient un sarcophage pour les polatouches et les rejetons des grands pics. L’ambre métamorphique qui oscillait entre cristallisation muette et élixir sylvatique sous le couvert de l’écorce de chaque souverain végétal suggérait la célébration toujours renouvelée d’une équinoxe imaginaire, la plupart du temps. Le pouvoir psychique de conceptualisation de tout écrivain, apprenti ou féru d’acrobaties littéraires célestes s’acquérait inéluctablement par la remembrance de l’aspect véritable des essences naturelles. Leur nature pérenne. Enfin, tout aurait été sublime dans ce paradis aux orgues de glace, aux forêts de conifères enneigées et aux plaines servant de piste d’atterrissage à des anges frigides au regard d’un bleu flamboyant et impitoyable, si la température globale de la stratosphère ne s’était mise à grimper. Les degrés s’accumulant mirent fin aux neiges éternelles. De nouvelles créatures infestèrent ce recoin du globe, tyrannisant celles qui subsistaient jusque-là avec grâce, élégamment. Les incendies se firent de plus en plus fréquents dans le grand nord, là où la sylve laissait jusque-là entrevoir des festins d’oxygène en guise d’offrande à la faune, humains inclus. Le peuple orgueilleux d’avoir survécu si longtemps aux grands froids apprenait alors que des paysages flirtant avec le zéro absolu et des zones gelées depuis des millénaires fondaient à une vitesse fulgurante, toutes voiles vers le septentrion. Le patrimoine territorial cryogénisé s’évaporait de la façon la plus abracadabrante qui soit, à raison de plusieurs milliers de kilomètres en moins d’une décennie. Et le plus inquiétant tenait au fait que le réchauffement des eaux agissait comme un sorcier fou, un maestro dément altérant les courants marins du bout de sa baguette tragique. Cela se traduisait par la déperdition d’Amphitrite et le réchauffement mortifère de ses glaires devenues tiédasses par endroit. Certaines espèces pressentaient leur aiguillon biologique devenir détraqué et allaient s’échouer au bord de la grève, où touristes, voyageurs, pêcheurs ivres du devoir de rendre à la mer ce qui appartient à la mer mettaient tout en œuvre pour remettre à l’eau baleines, monstres marins, calamars géants. Des espèces mortelles viennent fleurir les côtes et l’abord des plages. Ainsi, des marées nébuleuses de méduses quasiment invisibles à l’œil nu se dessèchent sur les grèves ou piquent les plongeurs à leur insu. Une piqûre absolument venimeuse et tout à fait indolore; une mort silencieuse dans les bras de mer de Gaïa. Peut-on se figurer un moyen plus romantique, touchant, poétique de casser sa pipe? La thalassothérapie et la thanatologie unissant leur savoir pour faire rayonner le plus grand des pouvoirs : la science.

Plus vivant que mort, sous la douche qui pleut des hallebardes, mademoiselle s’acharne sur des points stratégiques de l’anatomie de Raphaël, qui est aux anges. Elle persévère, fleur sauvage au sommet de l’évolution, orchidée divinement carnivore laissant pousser ses tentacules tout le long de ce mannequin organique qu’est le corps de son amant, offert sans partage à ses muqueuses d’une douceur insupportable. C’est la lente pérégrination de ses lèvres le long de son dos, de ses hanches… Deux lèvres qui papillonnent, se métamorphosant en baiser. L’exode de ses meilleures intentions en des territoires inexplorés, la salive s’érigeant telle des cathédrales cristallines, arachnéennes, diaphanes. Basilique spumescente érigée en le nom de l’amour, elle devient l’élément eau dans son expression la plus sincère, épousant tout des mouvements de son adversaire, le stress de Raphaël se dissout, se désagrège, se pulvérise très inexorablement sous les caresses d’Alice. Et comme rien ne se perd, que rien ne se crée, les atomes mêmes de l’anxiété sublimée dans l’acte d’amour se réincarnent sous forme de rires partagés, de sourires consentis, de gémissements concédés. Mademoiselle la walkyrie piétine le corps de son bien-aimé comme si ses os étaient de verre, du bout d’une langue serpentine. L’âme qui se distille avec fracas. Fragmentation de fond de la personae. Rayonnement de la psyché en plein pays des ombres. Accéder à soi, se découvrir, tout en jouant le jeu de la bête à deux dos, chantonnant dans les tréfonds de leurs méninges des airs de Brassens. Ne plus y tenir. Se fondre dans l’autre. Murmurer le néologisme « identiterre » et ne plus savoir que devenir, sinon soi-même, émancipé de la gravité sociale, de ce vortex qu’on aime oublier et qui ressemble à s’y méprendre au regard de milliers d’inconnus ou de connaissances qui pèsent soudain si peu dans la balance de la conscience du soi qui s’évapore. Absorption, acceptation, dissolution. Devenir étranger à soi-même. Se « devenaître » envers et contre tous les compromis exécrables qui traînent la dignité des plus libres dans la fange du quotidien abrutissant. Un farfadet au cœur éléphantesque, colossal, gargantuesque parmi tous les hommes. Des mâles cachés derrière leur peau de goupil à l’intarissable appétit. Se propulser tout entier, enfin, dans la fleur de chair de celle qui se dévoile sous un tout autre jour. Une intelligence, un instinct, un désir qui ne proviennent définitivement pas d’une zone identifiée de l’orbe terraqué est à craindre dans les prunelles extraterrestres de mademoiselle. Dans les globes oculaires d’Alice, pas de pays des merveilles, d’Eldorado doré, d’oasis luxuriante fustigée par le sirocco, mais y croupit bien plutôt une sorte de jardin des délices comme celui entraperçu par Bosch. La rumeur d’une entité  sibylline, cataclysmique, post-apocalyptique rampant, grouillant, répandant ses tentacules tout partout au sein de Raphaël, le prolongement de la libido légendaire de mademoiselle. Et comme il fait bon s’emparadiser, se contre-aimer, se célébrer de tout son appareil sensoriel et s’unir pour se devenir, contrée charnelle formidable, exotique, phantasmatique qui ne pardonne aucune faiblesse, n’accorde nul repos.

-Fais-moi du bien, ma chérie…

-Pas tout de suite, preste lutin précoce. Et appelle-moi Déesse Ténébreuse!

-Mais tu es mon « Orchidéesse », lumière de mes nuits.

-Pas aujourd’hui, petit malin. En ce moment, ne désires-tu pas être rien qu’à moi? Être malmené quelque peu, joyau tout au chaud dans l’écrin des supplices?

-Déesse Ténébreuse!

-Joyeux lutin trublion?

-Mmmmh!

Et la biodiversité peut bien pourrir mille morts plus incongrues et grotesques les unes que les autres, les soirs de pleine lune, car mademoiselle se veut le réceptacle vivace de son prodigieux partenaire d’oreiller. Sous la douche pour commencer, et puis parmi les couverts de table et la porcelaine, sur un meuble rustique en ayant connu d’autres. Et puis, rikiki chevalier d’industrie aux oreilles pointues la porte jusqu’à la couche nuptiale, la câlinant de ses bras tandis qu’elle l’étreint de ses cuisses de nageuse sportive, et c’est le plus charmant et agréable combat qu’on ait vu entre deux oiseaux, de mémoire de colombophile, et si leur voisin voyeur n’est pas aux oiseaux, eux le sont et il admire d’une main, jumelles dans la gauche, dieu sait quelle chose absurde dans l’autre les amoureux qui batifolent, exécutent des voltiges savamment orchestrées, planent en rase-motte tout près du sol, parachèvent des loopings et s’écrasent quelques instants dans des déflagrations suivant des acrobaties aériennes incomparables.

Après s’être dévorés comme deux araignées cannibales des heures durant, le sommeil du juste vient leur trancher le cou dans le cocon où ils s’étaient tapis, allergiques passé minuit à toute forme de luminescence. Les joyaux qui vivent sous leurs paupières se rassérènent, à l’abri, enchâssés dans leurs quatre orbites. Ils s’enfoncent dans des songes improbables via un portail onirique où l’une devine le reflux d’énergie psychique de l’autre et l’autre, le retour de lame écumeux de l’esprit dulçaquicole de l’une, et où se réverbèrent inlassablement les contours de Séléné, soleil des loups. Comme il fait bon laisser l’esprit se dissoudre dans l’abstrait vertigineux où scintillent des étoiles, articulations radieuses de la constellation d’Andromède! Alice digère les moindres désirs de Raphaël, toujours un peu de feu au ventre (ou des flammeroles, peut-être?), sous forme de rêves coquins, alors que Raphaël cesse d’exister pour lui-même, aux abords du sommeil profond. Tous leurs soucis ont été phagocytés lors de leur union. Il ne leur reste plus qu’à fantasmer, assoupis, qu’il leur pousse des plumes. Qu’ils rejoignent en quelques battements d’ailes prophétiques des nuées de figures stylistiques hautement volatiles et des troupeaux de métaphores météoriques. Et quelle forme prennent ces aérolithes poétiques, sinon celle de l’inénarrable, de la migration, du voyage initiatique? Comment savent-ils naviguer si aisément parmi les corps célestes miragineux ou négocier du terrain aux étoiles filantes et aux ceintures d’astéroïdes, s’ils ne sont pas eux-mêmes venus sur terre à bord d’ovnis, des âges avant l’invention de la machine à expresso, de la danse du robot ou du temps? Fusionnant avec l’essence du cosmos, ils plongent rejoindre le courant des atomes effervescents de toute chose ayant eu des yeux, des nageoires, de l’écorce, une volonté très différente et une lenteur minérale, la taille des grands sauriens ou la mémoire du séquoia, par le passé. Ils expérimentent ce que c’est que de vivre la nature de l’inconscient collectif de leur espèce et des autres créatures aussi. Les multivers ne sont pas jaloux. Ils vibrent, expriment leur énergie à leur façon tout énigmatique et pourtant si limpide que plus rien ne sert de se justifier, de chercher des questions aux réponses, de sortir la tête de l’autruche, alors que la réponse, c’est l’autruche elle-même. Les espaces au sein de la temporalité deviennent des mangroves généreuses, des lieux de repos où la tendance à générer du sens peut se désagréger comme chaque particule d’un jardin zen. Dans neuf mois, ils auront un enfant. Une petite fille qui prendra part au dessein du vivant. Chacune de ses cellules, et à l’intérieur de ces cellules, chacun de ses protons, de ses neutrons, de ses électrons ira courtiser ce qui est encore plus grand qu’elle. Elle sera l’être archangélique, éthéré, féerique donnant à la biodiversité tout son sens. Fragment d’éternité dans un si petit corps, elle occupera le plus clair des instants qui lui seront impartis à faire vivre des métaphores, à vivre la tête dans les nuages, à parler aux aspioles et aux langages. Elle sera douce comme la neige. Déjà, un fœtus murmure la beauté et dessine des glyphes du bout des doigts qu’il se représente inconsciemment, dans le ventre d’Alice. Et Raphaël verse une larme nocturne.

« Quand je serai grande, je serai le macrocosme. Je serai ressenti, contemplation, bulléité (un néologisme). Tiens, qu’est-ce qu’un néologisme? Et est-ce que ça a la moindre importance? »

La pleine conscience sèmera l’instant présent dans les cratères de la lune et elle visitera celle-ci et tellement plus, toutes les nuits. Quelque chose comme le flux de sens inconditionnel circulera entre elle et les noyaux de l’hyperconscient collectif, nourrissant la curiosité absolue et sans interprétation de ce qui est. Qui est. Quelque chose de cette nature continuera d’exister dans les entrailles et les grandes profondeurs de l’esprit des animaux; bernaches, caribous, orques et même certains humains exploreront les moindres recoins du réel, qu’on le conçoive comme enveloppé du voile de la Mâyâ, comme un concept enraciné dans le contexte ou comme une idée absolument inaltérable. Et puisque ce qui ne vous tue pas vous rend plus fou, les bêtes animées évolueront au travers de l’espace-temps selon leur méthode, ce que d’aucuns se figureront comme de l’errance, de la démence, une forme d’abdication face à des forces gouliafres par nature. Essaimer, papillonner, migrer d’un centre énergétique à l’autre pour sustenter un organisme à la mécanique séraphique et aux engrenages originels, et qui ne se dévoilerait pour rien au monde, quitte à être confondu avec les abysses, le néant, le non-être. Cheminer avec rien dans son baluchon, plus léger que lors d’une épopée en caravansérail, électron libre de parcourir les confins intersidéraux. Et entrevoir, au détour des petits gestes et des révélations qui transcendent l’aspect livide du quotidien, qu’on naît plus grand que soi et qu’il ne reste plus qu’à découvrir la profondeur infinie de ce qu’on est. Raphaël élucubrant des contes philosophiques quasiment inspirés de la plume de Voltaire. Alice copulant avec un astre coruscant, diapré, iridescent revêtant les contours de ce qui est inaltérable, sauvage, indomptable. Leur petite engendrant nébuleuses, matière noire et supernovas lors de visions, d’illuminations si inspirées que chaque particule ayant accédé à l’existence dans le regard d’autrui sera heureuse de s’en émerveiller. Dansant et chantant, mi-lune, mi-soleil, semant des galaxies dans le terroir spatial pour cultiver des sourires et transcender la logique sacrificielle qui pousse à s’offrir à plus grand que soi pour se souvenir qu’on est l’hyperconscient universel, et bien au-delà. Les cellules, les atomes des créatures biologiques continuant leur marche perpétuelle et les rivières humaines s’en inspirant, intuitivement. Parce qu’il y a deux sortes de destinées pour un astre solaire : devenir trou noir sédentaire ou étoile filante nomade. Et qu’il fait si bon plonger les racines dans le mouvement, découvrir qui l’on est lorsqu’on prête une oreille attentive à sa boussole interne et qu’à l’origine des cataclysmes constituant chaque strate de qui l’on entrevoit à travers soi-même, passé le miroir des apparences, il y a le vécu d’un bédouin dans lequel s’enchâssent des contes mirifiques. Les airs exaltants du manouche qui fait caravane de tout lieu, accueillant ou hostile. La sémantique légère et capricante, la forme inspirée, les phonèmes aériens du bohémien épris de tout ce qu’il y a de poétique de ce côté-ci de la création. Et c’est déjà bien, oui?    

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27 janvier 2024

Agua de estrellas

Papa était chercheur d’eau; celui-là est chercheur d’or. Il n’aura peut-être pas plus de chance, mais en tout cas, il cherche quelque chose. Heureusement pour moi, j’ai toujours eu du flair, ai toujours su que les hommes, s’il faut les prendre au sérieux, ne sont au mieux qu’une forme de ponctuation dans l’ennui quotidien. S’il fallait farfouiller dans les entrailles de la nuit pour en extirper sa destinée, on serait dans l’embarras de devoir tabasser les déesses de Parques pour leur reprendre son fil de vie. J’ai déjà eu un destin, bien avant les hommes. Je regardais les étoiles dans la nuit et inventais des constellations de mon cru, me demandant timidement ce que ce serait que d’être une étoile.

 

Papa était chercheur d’eau. À sa façon de prodiguer l’amour oral à ma mère, qui hurlait de joie dans leur chambre, je crois qu’il sera parvenu à trouver le ruisseau cyprine. Ma mère trouvait mon père plutôt idiot, mais qui s’amouracherait d’un idiot, sinon une sotte? Papa s’est noyé dans maman, dans ses attentes, son égo plus tonique, ses remontrances, sa négativité. Il a bu à la mer et une eau saline lui a brûlé le gosier.

 

L’autre bougre est chercheur d’or. Enfin, de ce qui est mordoré, cuivré, orangé. Il est photographe. Il prend en photo le réel comme pour le fossiliser dans un instant présent bidimensionnel et désincarné. Il chasse le spectre des choses. Un bon moment de la journée pour photographier le monde, c’est l’heure après le lever du soleil ou celle avant son coucher. Ce moment tant convoité confère une couleur surréelle au monde. La banalité du quotidien et du décor ont droit à leur réincarnation, à un instant de gloire, à ce moment. L’appareil photo possède une intelligence insecte avec laquelle il transcende ce qui est terne et gris.

 

Je ne sais pas pourquoi je m’intéresse à un homme qui ressemble à papa, puisque papa a sombré dans la folie, que maman a participé à distendre sa perception du réel, à la rehausser par des distorsions que son regard en forme de reproche façonnait à la perfection, sans même qu’elle le sache. C’est d’ailleurs là que la magie opère. Elle n’est pas très généreuse d’elle-même, ma matrice de mère. Elle agit comme une sainte, mais son utérus me fait l’effet d’une ruche. Pas que papa ait été sans reproche. Un homme opaque, sans rêve, sinon celui de détecter la source de toute chose, qu’il avait cherchée dans la bible, la littérature, les écritures alambiquées de sectes satanistes plus trop à la mode. D’ailleurs, mon amant lit aussi. Il lit sur la conquête à un niveau atomique, énergétique de l’or du monde. Il plonge souvent le nez dans les livres d’alchimie. Son but? Transmuter tout instant en une occasion de prendre l’essence du réel en photo, et de manière séduisante. Parce que pour l’instant, et c’est source de terreur pour lui, lorsqu’il fait trop clair dehors, l’objectif de son appareil absorbe un excédent de lumière et ne peut plus se nourrir de sa relation au réel, lequel s’assombrit et c’est comme si la caméra devenait une araignée cannibale se nourrissant d’elle-même et ne laissant plus de place à une articulation entre soi et le monde, quelle qu’elle soit. Faut-il vraiment que l’un fuie la source tandis que l’autre la cherchât?

 

Qui plus est, cet amant a de nombreuses identités, prêtes à porter, qu’il offre aux gens selon le milieu, le contexte, l’envie. Qui est-il, avec ses mille visages de cristal et cet aveuglement qui fait qu’il ne sait pas, ne sait plus être cohérent dans le choix duquel de visage offrir à ses semblables? N’est-il pas dissonance au milieu de tous ces corps qui résonnent au gré d’une âme identique à une algue bercée par la houle?

 

Quand mon paternel s’est réfugié au cœur de lui-même, dans un pays d’ombres végétales et de créatures aveuglantes dont la danse mystique altérait jusqu’aux circonvolutions lunaires, j’ai commencé à grandir seule, vraiment, comme une plante répond aux contraintes de l’environnement, au bitume étouffant, à la violence de l’intervention humaine, poussant en dépit des insolences d’un contexte labyrinthique, mais à quel prix? À en croire mon psychiatre, je grouillerais de pathologies. Une identité aux contours flous. Le besoin insatiable de devoir plaire jusqu’à de purs étrangers, ces entailles sur mes poignets, ce couteau comme un archet, mes tendons comme les cordes d’un violon, une musique cacophonique en arrière-plan et qui est tempête, est litanies, injures de mon inconscient à moi ou du subconscient à lui-même ou… L’émetteur doit être l’inconscient, de cela je suis certaine, mais le récepteur? Scindée en parties qui ne s’accordent pas si bien ensemble. La sensation, l’impression de toujours être de trop et jamais en accord avec moi-même, toujours décalée par rapport aux gens, à l’ambiance, aux circonstances. On me trouve indélicate, lente à comprendre, mon sens de la répartie est quasi inexistant. Pourtant, je ne suis pas une demeurée.

 

Pour tout dire, j’ai un baccalauréat. Je dessine le parcours de mon existence du bout des lèvres, car je chante pour gagner ma vie. Chanteuse, c’est ce que je suis. Je suis férue de musique expérimentale, je raffole des chants sacrés et corses. Je me cherche parmi les tréfonds d’une existence passée majoritairement à souffrir et si l’œil du typhon semble calme, il n’en demeure pas moins le centre de la dépression, univers au ralenti où tout est gris et où j’habite depuis que je suis jeune fille. Je crois que mes facultés en chant en sont altérées, comme si ma gorge était nouée, mes cordes vocales absentes à elles-mêmes, que ma vraie voix imitait ma véritable identité, se cachant au plus profond de moi pour survivre, et m’interdisant à jamais une existence savoureuse, investie de mes couleurs authentiques.

 

Alors que tu sois un homme, et comme mon père, du moins de par le fait que vous êtes tous deux des chercheurs, et que c’est la réalité qui vous a trouvés, puis gobés, après quoi elle a recraché votre colonne vertébrale et votre consistance avec, ça compte pour bien peu, car j’ai dans mon royaume clair-obscur plus d’une chimère à chasser et avec mon intuition à deux sous, j’aurai certainement l’heur de les dépecer et de me faire une robe avec leur peau de chagrin. C’est fou comme on peut renfermer autant de profondeurs et être pourtant si hermétique à soi-même, à ses rêves, ses besoins, son énergie sous-jacente et aveugle quand vient le moment de choisir le chemin qu’il faudrait emprunter. Mon chemin de croix est une spirale abyssale et commencer à marcher, c’est ne plus jamais s’arrêter. Qu’importent les heures de sommeil, je me réveille toujours épuisée. Les rêves sont des prédateurs-nés. Des créatures gouliafres qui se nourrissent sempiternellement de mon essence vitale. Ce sont des döppelgangers voleurs d’identité, car l’épuisement me prive de moi-même. On ne gagne jamais contre les songes. Ils sont symboles, sens, ce sont les leurres de l’esprit inconscient ou de l’inconscient collectif, je ne sais plus. Je m’embrouille dans ce dédale de concepts à gogo qui fait gazouiller le psychanalyste moyen de bon matin, car c’est à la fois son pain et sa planche et son beurre et… et l’argent du beurre. Faut-il payer pour contempler la lune? Je dépense tellement dans l’espoir de me retrouver et d’ailleurs, ai-je déjà vraiment existé, dans le sens plein du terme? Poursuis-je des aberrations miragineuses ou quelque chose d’intangible, mais ayant de la valeur?

 

Tu pourrais presque être mon paternel, à chercher un filon, et confus par tes propres contraintes et ta relation au monde. Celle-ci te laisse bien peu d’espace pour respirer, être spontané, vivant. Comment crée-t-on une relation organique et significative avec un homme presque aussi rigide et inerte que vivant? Ces derniers temps, tu prends étendues lacustres, rivières, courants fluviatiles et bords de mer en photo, juste avant l’heure du couchant. Comme papa, tu es un prestidigitateur offrant la peau du rêve au plus offrant, un être mirifique, féerique, séraphique, trop beau pour être vraiment là à mes côtés, lorsque j’ai besoin de ta présence chaleureuse, d’un câlin avec quelque chose de vivant au-dedans, de paroles rassurantes, de vitalité.

 

Tu verrais ton visage toujours jeune dans la glace, un faciès inexpressif, élastique, un miroir sur lequel on peut projeter du sens à l’infini, sans jamais savoir qui tu es, et on est en droit de se demander quand on te rencontrera pour de vrai. Le seul accroc, c’est qu’avec ou sans toi, je n’arrive pas à être moi-même, alors à quoi bon? À quoi bon nous deux ensemble ou moi, seule et morcelée, sans ta présence cacophonique, mais moins désolante qu’une absence quasi-totale d’humanité dans ce jardin de ronces qu’est ma flore psychoaffective? Tu cherches quelque chose, mais quoi, puisque tu te fuis toi-même chaque fois que tu joues un rôle devant ton public d’ombres voraces? Un jour, tu deviendras modèle, et l’art te dévorera véritablement. Mais pour l’instant, tu es dans mon lit, entre mes bras, tu as la consistance du sable et je suis l’océan qui lèche ton inconsistance, te déforme un peu plus à chaque étreinte. Finiras-tu noyé en moi comme papa en maman? De quoi seras-tu le naufragé, si toi et moi n’existons pas vraiment? D’un océan d’étoiles où nous nous réinventerions constellations, pour nous fondre dans le réel, très exactement. Et si quelqu’un, sur la plage ou au cœur de la forêt, nous contemple en ingérant des champignons magiques, peut-être nous hallucinera-t-il sous forme de spirale, chaque astre tournoyant autour d’un axe imaginaire, et une cascatelle d’étoiles filantes qui seront notre essaim organique de comètes, une véritable averse de corps célestes aux cheveux d’argent, les rejetons de nos espoirs les plus sincères, viendra à pourfendre l’ondée nocturne et c’est que nous aurons vraiment existé.

 

 

 

 

 

26 janvier 2024

Architecture de l’âtman

Est-il besoin de comprendre la nature de la beauté des choses et des êtres, pour s’en émerveiller? La personne qui s’émeut d’un coucher de soleil sait-elle que ses yeux sont des diamants, que le réel revêt tour à tour un caractère romantique, mirifique, poétique au fur et à mesure que la perspective change, que l’iris devient joyau dans lequel, onyx abyssal, est ceint la prunelle? Et que sert-il de savoir, si cela propulse l’individu vain, si cher à la postmodernité, vers un pouvoir transcendantal, et qui donne le tournis, exorcisant les vagues à l’âme, les nébuleuses psychiques, au profit d’une société en mal d’humanisme qui rêve la nuit d’éventrer le spleen, entre autres utopies? Or, rien ne sert de trancher la tête de l’hydre de l’absurde, lorsque mille tentacules de chair repoussent pour tisser un cou, recouvrir une boîte crânienne, abriter une logique hermétique et articuler une mâchoire qui appartiennent au règne des abominations, des aberrations, des épiphanies crépusculaires qui nacrent le cosmos d’une panacée venimeuse. S’il fallait maudire le peuple des humanoïdes en lui conférant l’immortalité, il serait peut-être de bon ton, au préalable, de lui inculquer le respect de la biodiversité. Après tout, celui qui taille son bonzaï remet en cause la logique de l’univers. L’entreprise qui rase les forêts pluvieuses de la Colombie-Britannique viole le paysage par tous les trous qu’il laisse en terre, après que d’avoir déraciné les colosses de cèdre et la vie sous toutes ses formes. La flotte de navires de pêche relâchant ses miasmes à même les populations de plancton créateurs d’oxygène lors de la chasse à la baleine ne paiera jamais le prix qu’impose l’éthique, alors qu’elle hypothèque l’avenir de la marmaille astrale qui verra le jour à travers les nues, d’ici un siècle ou deux, contraints à chercher le bonheur et d’autres horizons habitables loin de la terre. Et tout cela gagne une valeur absolue, puisque tout le monde s’en fout. Ou si peu s’en faut. De même que le beau, qui est universel et multitude et fragile, naît des fragments des modes de représentation d’une espèce mélancolique et impuissante qui a braqué ses canons de beauté sur la téléréalité, le rococo, l’art déco, le dadaïsme et passer le reste sous silence n’est que délicatesse nimbée d’euphémismes, puisque tout ce fastfood pour l’âme enfonce ses racines dans le désœuvrement de l’espèce.

Certains prenaient Isabelle pour un volucre de malheur, qui cogitait ainsi à part soi et de manière plus acerbe encore, au gré de l’écoulement de ces reliques inorganiques et artéfacts du quotidien que sont les fissures spatio-temporelles, les secondes qui collent à la peau, à l’esprit tel l’essence des marécages de smegma poisseux que tant d’hommes avaient tenté de lui faire avaler. Elle était indomptable, plancton phosphorescent dans la nuit, luciole brisant les dents des fleurs carnivores, enjôleuse de vortex asociaux et étoile filante à temps partiel. Ses yeux et sa chevelure aile de corbeau faisaient peur aux chats de compagnie, aux enfants cacophoniques et aux braves gens, laissant entrevoir, apercevoir, miroiter une joliesse érogène, épée de Damoclès suspendue aux lèvres des gens et prête à trancher tout des cordes vocales des cons attendris par leur propre ignorance. Gothique jusqu’au bout des rémiges, cet ange aux ailes noires réfléchissait le réel inlassablement, de manière iridescente, coruscante, luminescente. Flamboyant, le grenat de son cœur incinérait jusqu’à son myocarde, le regard d’autrui et renaissait de ses cendres, éternel. Jeune, on avait voulu en faire une statue de sel; salsugineuse, elle mordait les lèvres des sangsues tendrement. Au bistro ou au bar, ceux qui l’observaient comme à travers le voile des songes éveillés croyaient voir une cathédrale émerger du brouillard du treizième siècle. Roucoulant d’aise à l’épicentre de ces vestiges de l’imaginaire, elle souriait, victorieuse, alors qu’on s’interrogeait sur son parcours de vie, sa véritable identité, le labyrinthe de ses sensorialités. Elle étudiait la littérature française à l’université. Aimait à lire des œuvres anarchistes et féministes. S’était enamourée de l’architecture du fond, de la forme et pêchait des étoiles naines du bout de la langue dans le ciel d’apocalypse du petit prince. L’horizon de ses attentes était peuplé de monts tranchants comme des larmes de rasoir et bleu comme le sang des monarques. Espèce de petite aristocrate déchue de vingt-trois ans brillant dans l’ombre des décombres de la Bastille, elle déguisait le mouvement ondulatoire et expressif de son corps en exécutant la tarentelle, pour instiller le désarroi et la frayeur parmi les rangs de moucherons masculins et autres larves ayant survécu sous forme de bourgeoisie. Elle avait des trous dans les poches et sirotait de l’absinthe pour chasser l’ennui qui guettait la métropole. Petite, son père l’appelait « merveilleux flocon de neige » et sa mère « sylphide, dryade végétale » et s’entretuaient, n’étant jamais d’accord sur la nature de leur petite.

Homoncule ayant surgi de la nymphose de l’adolescence en un seul morceau de chair, et si joli, mais l’esprit en lambeaux, éructant d’un exosquelette trop lourd à porter, arrachant les pigments écaillés de ses ailes de papillon crépusculaire, elle s’était réincarnée en une version, une vision plus grande d’elle-même. C’est à peu près à ce moment que les hommes gouliafres commencèrent à s’éprendre des aromes réputés vampiriques et vaporeux de son identité. Et plus ces goules s’amourachaient d’elle, plus elles devenaient vides, immatérielles, vaines. Isabelle ne ressentait pas de compassion pour tout ce qui relevait du monde de l’éther, des spectrales apparitions aux joues creuses en mal d’elle et des séraphiques obsessions des mortels. Un homme amoureux et rigide dans l’amour la dégoûta des relations. Baccalauréat en poche, elle décida donc de trancher avec l’instant présent grisonnant du Québec pour s’envoler direction l’Inde.

Pays des strates sociales superposées, des rapports humains alambiqués, royaume peuplé de singes, de vaches sacrées poussiéreuses, violentes et vous lorgnant d’un œil torve, paradis de la vie humaine vendue à bas prix, où poussaient comme de gigantesques champignons vénéneux des trésors de culture ici, des monuments architecturaux là, alors que s’afférant à leur tâche, plus d’un milliard de fourmis humanoïdes faisaient de leur mieux pour ne pas crever trop tôt d’une maladie liée à l’eau, dû à une morsure d’insecte exotique ou des suites de l’attaque d’un bovidé hargneux.. Isabelle tomba absolument amoureuse du Taj Mahal, des petits saphirs que sont la houle de maisonnettes de Jodhpur s’amoncelant autour du fort de Mehrangarh, oasis au milieu du désert –si l’on peut dire– des inénarrables contrastes spirituels ou culturels, des robustes aromes de mort ici et de thé chaï par là, même si chaï a le bon heur de signifier thé, en hindi, dérivé du terme mandarin « cha ». Qui ne saurait imaginer une forteresse colossale et mystérieuse émergeant comme dans un songe d’un paysage miragineux, inspiré du Petit prince ou de Citadelle de Saint-Exupéry, pour ne pas s’en émouvoir? Et celle-ci fut construite à partir de miasmes volcaniques, de roche ignée si difficile à tailler. Doit-on alors voir dans la foi et le labeur incomparables des peuples indiens anciens un matérialisme avoisinant l’acharnement ou l’inspiration poétique rehaussée des meilleures intentions menant à façonner jusqu’au règne minéral de toutes ses forces, de tout son être? Le contraste entre une architecture millénaire, anecdotique et qui raconte tout des mœurs d’une collectivité, de ses strates évoluant au gré des saisons et, justement, un magma social effervescent, coruscant, flamboyant projetant partout l’âtman et l’or de son regard si insistant, pénétrant de l’arborescence luminescente de sa conscience le théâtre des ombres psychiques et les arcanes de l’immatériel.

Elle riait intérieurement de la façon dont les jeunes hommes la regardaient, elle, une pute aux yeux des mâles indiens qui considéraient une blanche pas mariée comme une escorte à bas prix. Leurs élucubrations, même dans une langue qu’elle ne comprenait pas, appartenaient au royaume de l’absurde, de l’improbable, du grotesque, et elle se fichait bien de ce qu’une bande de puceaux en mal de chair féminine pouvait bien penser d’elle. À l’inverse, elle tirait fierté de leur attention perforante, enfantine, poisseuse –autant qu’un regard puisse l’être, à tout le moins– et de la façon dont ils s’attroupaient autour d’elle, tandis qu’elle négociait à prix de pyrite une pierre de lune en vente chez le géomancien du coin. Éprise des régions nordiques, elle comptait passer une bonne partie du voyage dans l’état du Rajasthan. Elle rencontra une amie du Saguenay qui passait par Pushkar. Croisement entre les abysses et l’empyrée, ce petit village de vingt mille habitants sur les terres arides qui entourent un lac pollué et pestilentiel que des tribus de singes aimaient à contempler faisait la promesse formelle de lui offrir un siècle d’ombres et de lumière, un paysage où la demeure du riche côtoie celle du pauvre, plus souvent qu’autrement habitée par parents, enfants, grands-parents, bru, chaton maigrelet et parfois sans toit ou bien encore un plafond d’où émerge un grand arbre, raison pour laquelle la famille a pu se payer cette chaumière, pourtant à prix d’or, car là-bas le prix de la terre avoisine celui du sang. Du sang qui se coagule, donnant naissance à un humble univers de l’ordre du microcosme, avec des citadelles corail, des favelas violines, des cathédrales pourpres et rappelant du figuier des banians les feuillages, l’essence, la vitalité primordiale. S’il fallait s’imaginer nourrissant les primates des abords du lac avec des colliers de fleurs et des fruits frais, c’est qu’elle l’avait fait. Et l’imagination est nourriture pour l’âtman, tant et si bien qu’un instant plus tard, les crocs d’un singe s’enfoncent comme dans un songe, comme dans sa chair, et cette création sacrée qu’est son corps, bastion de l’ataraxie, lieu de rencontre de tous les éléments nécessaires à une savante homéostasie, fait infuser et puis mousser tout un peuple de globules rouges éclatant pour se réincarner en plaquettes, un véritable baume pour… Âtman était un concept nouveau pour elle. Bien sûr, dans un Québec où les hommes saints proliférèrent longtemps durant, quiconque aurait pu patauger dans les miasmatiques effluves de la foi, croire ne serait-ce qu’en l’âme, mais la différence lourde de sens entre les églises des Canadiens français et les centaines de temples de Pushkar venait du fait que des milliers d’habitants et des millions de vacanciers indiens, de babas, de yogis, de Sâdhus et les autres pérégrinaient, leurs chemins s’entrelaçant dans la cité sacrée, afin de prier, psalmodier fiévreusement tout en empruntant toujours les mêmes détours des venelles labyrinthiques entourant savamment les abords du lac pour devenir un piège à touristes végétal, carnivore, floral. Des fantômes et des vieillards se trémoussant lorsqu’on dépose l’Ostie sur leur langue avide, il en restait bien peu à l’est du Canada, pour faire vivoter l’Église. Et que l’on soit thuriféraire à genoux devant l’œuvre de celui dont il ne faut pas marmonner le nom en hébreu ou encore, l’ingrat agnostique qui ne couche pas en cuillère avec le bon dieu, cela n’importe en vérité, car pour peu que celui-ci ou celui-là ait un peu d’imagination et qu’il génère d’énigmatiques pensées ou de chimériques images mentales, c’est se noyant dans une soupe primordiale où barbotent ainsi que des milliards de spermatozoïdes rikiki et pourtant charmants des symboles incroyables que les archétypes forniquent, ataviques, en pleine osmose. Et chaque fois qu’Isabelle entrait dans un nouveau temple, après avoir pris soin d’enlever ses sandales poussiéreuses, elle avait l’impression de copuler avec quelque chose de plus grand qu’elle, comme la logique presque sacrificielle qui faisait que des dévots intouchables partageaient la moitié de leur riz basmati avec les prêtes hindouistes de tout acabit.

Était-ce dû au harcèlement quotidien de myriades de marchands de babioles, colifichets, brimborions désuets ou obsolescents ou au soleil mordoré et tentaculaire qui happait jusqu’aux méninges des gens dans une embrassade ardente ou encore à la spirale culturelle qui ensorcelait le sens et la logique de presque tous les voyageurs qu’un soir de débauche à boire de l’alcool illégalement sur le toit d’une auberge elle s’endormit, les rouflaquettes nacrées de vomissure, visage dans l’empâtement du reflux, alors que sa copine saguenéenne était partie faire bon usage des latrines? Deux vendeurs savants et chaleureux comme des satyres réussirent à lui vendre un remède facilitant un sommeil profond ainsi qu’une petite dague d’apparat sertie de pierreries –probablement de pacotille. Ce souvenir lui apparaissait alors qu’elle somnolait avec insistance. Et un songe est une invitation à aller voir du côté du diable vauvert si la raison ne s’y trouve pas et à plonger dans le même mouvement au plus profond de soi-même, ce que fit Isabelle. Son esprit inconscient n’eut pas besoin de le lui demander deux fois, pour qu’elle s’improvise princesse ténébreuse d’un univers onirique, mystique, phantasmatique où la notion de bien ou de justice s’inhibait au profit des verdoyants pâturages du libre arbitre et de tendances criminelles. C’est comme si de retour de l’autre côté du miroir opaque où vivaient chimères, alcyons, coquecigrues elle devenait le vaisseau sans borne qu’animait son égo, toutes voiles dehors, bolide constitué d’ectoplasmes et marqué des empreintes du tabou menant à commettre des crimes de sang pour égayer les soirées monotones où des marquises spectrales déchirent leurs drapés au niveau du cou pour avoir et l’illusion de mourir et la joie de se concevoir, ne pourrissant plus. Dans ce décor où Jack l’éventreur aurait aimé batifoler, papillonner, butiner d’un corps meurtri à l’autre, la psyché d’Isabelle se prêtait au jeu d’incarner elle aussi la perversion. Elle se figura le plaisir d’être une ombre assassine, incognito, et d’offrir un verre de tequila à un beau jeune mâle en rut et bien racé à la silhouette élancée, ainsi qu’à son pote callipyge aux yeux vairons. Une fois la fiesta bien amorcée, il faudrait se rendre à sa chambre d’hôtel avec balcon donnant vue sur les brouillards éternels berçant comme en gondole des milliers de chaumières endormies. Cela forniquerait et cela boirait comme des bêtes sans conscience jusqu’aux petites heures, mais mademoiselle aurait auparavant fait infuser une substance soporifique dans la bouteille de rhum qu’elle aurait laissé bien en évidence, à dessein, sur la table de chevet près du lit à baldaquin, dans une chambre de style colonial décorée d’un tapis persan, de lanternes électriques et de bibelots chryséléphantins. Une fois que les amants succomberaient aux somnifères, elle les installerait sur la couche, dans une forme de tête à queue évoquant la nature d’Ouroboros et des sempiternels recommencements et les égorgerait, bien sûr. Ce simulacre de symétrie soulignant la beauté érotique des êtres plongeant dans la mort ainsi qu’en un rêve en disait beaucoup sur sa réflexion et sa volonté d’offrir au monde une boucherie bercée d’une démarche artistique postmoderne et qui, pourtant, faisait figure d’hommage aux dieux anciens, Hypnos, Somnos, Morphée et d’autres encore. Avec un brin de chance, elle recevrait à la fois une subvention d’un musée des beaux-arts et d’un musée d’art contemporain. Elle prit quelques photos des deux lurons endormis à jamais. S’offrit une séance de photographie au milieu de ses amants éphémères, effectuant des poses suggestives, innocentes, pornographiques, tour à tour. Elle fit quelques années de prison, c’était bien inévitable, mais bien vite on l’amnistia, jugeant au demeurant que le patriarcat l’avait bien mérité. Sortie de taule, amaigrie par les dures conditions de détention qu’encourageait le système judiciaire indien, elle fit un retour en société époustouflant, devint une sorte de starlette encensée par les artistes, le public et des demoiselles féministes devenues ses comparses. Elle s’éveilla au meilleur passage de ces divagations nocturnes, alors que son amie la secouait et tâchait de garder sa tête hors de la petite mare de vomis grumeleux qui semblait dégoûter alcooliques, fêtards et buveurs occasionnels. Elle sentit qu’elle était excitée, alla se refaire une beauté au petit coin et rentra chez elle à l’aide de sa copine québécoise. Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour s’endormir dans les bras l’une de l’autre et vivre d’autres tribulations oniriques en tandem, cette fois. Isabelle revisita avec une perspective nouvelle le songe précédent, mais comme si tout des relations humaines et de l’activité psychique et affective des gens se résumait à cette idée que le réel se construit de concert, chaque humanoïde spéculant quant à sa nature, alors que la plupart des citoyens ne prennent même pas en compte les aspects inconscients et archétypaux du fonctionnement humain. Au final, l’appréciation esthétique des gens vis-à-vis des monuments caressés par l’influence de différentes époques et courants artistiques était transcendée par l’écoulement du temps et la conscience que même les châteaux-forts, citadelles et cathédrales étaient absolument fragiles, impermanentes par essence. Notre-Dame de Paris, la bibliothèque d’Alexandrie et peut-être même bientôt la Chapelle Sixtine en seraient des exemples éloquents. De même, les secrets gardés par l’inconscient collectif d’une humanité se réinventant au gré des millénaires pouvaient empiéter sur les vestiges du passé, sur la mémoire atavique de ce qui a précédé et noyer la pleine conscience que l’on a de soi dans une mise en contexte sauvage et qui ne pardonne pas aux mortels de s’être dissociés de l’absolu, en naissant. Le lendemain, s’éveillant, elle sut qu’elle ne rentrerait jamais tout à fait au Québec, que la frivolité culturelle d’un peuple si jeune ne pouvait lui donner le tournis ainsi qu’une architecture plurimillénaire savait le faire. Elle comprit que si sa relation au décor des êtres et des choses n’était qu’un prétexte pour incarner le vivant à travers les âges, la logique inhérente au fait de générer de l’ancien, de créer du nouveau, n’était que métaphore. Que dans la grande constellation de l’expression de la psyché humaine collective et archaïque il fallait se concevoir, s’improviser, s’apercevoir, étoile filante déchirant l’azur ainsi que l’horizon d’attente d’une sorte de créature ou de principe ou d’entité issu d’un autre contexte, et tellement plus miséricordieux par rapport à l’immatériel qu’envers une jeune dame explorant tous les recoins du monde. Or, n’est-elle pas déjà si chanceuse, celle qui a l’opportunité d’explorer l’envers du quotidien, pour se représenter l’univers autrement? Est-il besoin de projeter du sens sur des concepts féeriques comme l’existence, quelque part, de l’Atlantide ou de s’imaginer un peuple de sirènes et d’hommes qui sentent le poisson pour tisser des liens entre les potentialités du passé, embrasser tout de l’improbable (moaï de l’île de Pâques, pyramides, dolmens et compagnie) et se souvenir que tout ou presque de notre histoire se trouve devant nos pas? Isabelle trouble l’eau de ses propres sentiments, pérégrinant au travers des strates de la réalité, tandis que l’esprit du voyage lui insuffle courage et espoir. Elle suit son intuition et la chance l’enveloppe de sa mante alors qu’elle s’émerveille des rencontres, des cultures et de paysages surréels, des mollusques architecturaux vivant sous l’égide d’une coquille iridescente et l’absorbant très complètement, telle une perle rare, à l’épicentre de l’inénarrable, d’un historique qui se ressent plus qu’il ne se raconte.

 

 

24 janvier 2024

L’idéal est un œuf dont on ne sort pas vivant

« T’inquiète, je vais me retirer à temps ». Elle avait l’habitude de ces promesses chimériques qui ne s’incarnaient pas dans le réel. Avait pris coutume d’être banalisée par ce mec aux parties géniales et à l’égo colossal. Avait avorté bien des songes éveillés. Elle troquait ses larmes contre l’acceptation par son psychisme devenu instinctif et anxieux comme un lémurien que l’amour ne dure qu’un jour, lequel se répète jusqu’à l’écœurement de l’intuition féminine que courir pour sauver la peau de son idéal éthéré, de plus en plus faible, est la seule et unique solution. Elle avait absorbé les fluides de monsieur avec l’indulgence d’une bonne mère, sphincters toutes voiles dehors. Dans les miasmes de son âme fissurée anatomiquement de sorte qu’il ne resterait bientôt plus rien d’elle, sinon l’automate que le tissu social adorerait l’apercevoir devenir, quelque chose grouillait, mugissait, gesticulait à sa manière comme pour dire que même les orgasmes chaleureux, la douceur satinée de la peau, les murmures à vous faire rougir avaient une faim, un appétit qui leur est propre. Malheureusement, elle avait fait une croix sur l’idéal volcanique qui l’avait amenée en rêve à s’ouvrir la cage thoracique pour offrir, chaud et palpitant, le rubis incandescent, coruscant, inestimable de son cœur à l’esprit de l’amour. Qui plus est, où pouvait-il voleter, celui-là qui faisait s’écouler l’encre et le sang envers et contre tous? Avait-il déployé ses ailes vers d’autres ailleurs, pour se fondre avec la mince ligne de l’horizon d’attente de tellement de gens qu’il avait dans les faits troqué sa substance pour survivre au spleen, aux profondeurs abyssales d’amours tissées de valeurs hautement relatives et à la façon dont la banalité du quotidien et le matérialisme de certains, de plus en plus nombreux, abrutissait la quête elle-même de l’amour avec un petit « a » au début et un grand râle à la fin? L’amour se voulait énigmatique, sécrétant cyprine pour la maïeutique de Socrate, art de faire parler les choses et les êtres d’eux-mêmes au fond, et à les amener à se fondre dans ces représentations du réel justement, et fragmentaire qui plus est, de sorte que plus on en sait et sur quoi, je vous le demande, moins on sait qui l’on est. Tel était le destin d’Alice, qui se posait autant de questions que le premier bipède hominidé probablement, aux balbutiements originels de l’espèce, quand il vit son premier dinosaure immortalisé dans l’ambre que Gaïa avait bien voulu exsuder. Elle se mordit la lèvre inférieure en regardant son amant dormant dans le lit humide qui avait accueilli leurs sucs, et elle sut qu’elle ne le reverrait pas, bien qu’elle fût éprise de lui. Un curieux et complexe amalgame d’un peu trop de ceci et de pas assez de cela avait suspendu une effroyable épée de Damoclès au-dessus de la tête de monsieur, sans qu’il le sache. Au réveil, elle lui offrirait juste assez de baisers pour ne pas qu’il se doute que son destin avait changé et qu’un oiseau de mauvais augure tournoyant au-dessus de son corps en position fœtale convoitait les plus doux joyaux que contenaient ses orbites, car la finalité de l’amour contraint aveuglément tout quidam à s’exiler loin de soin, si loin, là-bas justement où le début des fissions et scissions du couple résultent en la rigidité psychologique du corps expulsé de l’union, laquelle, pour peu qu’elle soit fusionnelle, concorde avec le sentiment, chez l’individu rejeté du système organique, d’être une créature grotesque et fragmentée lors du rejet hors de la source. C’est alors que des milliers d’yeux s’ouvrent aux interstices de l’être. La masse et le volume qui sont à présent en surplus au sein de la relation forment un formidable monstrum, présage divin que tout n’allait pas si bien. Mademoiselle racontera plus tard à son amant que ce n’est pas lui, c’est plutôt elle, et d’ailleurs qui suis-je, je me suis tant banalisée au nom de notre relation, oubliée un peu trop longtemps, un baiser dans le cou, nous ne nous oublierons pas, un baiser sur la joue, ne pleure pas mon chéri, essuie les larmes de son petit homme, tout ira bien, car mon cœur ne t’oublieras pas –mais c’est plutôt mon sexe qui parle– et baiser sur le front, nous serons toujours amis, que tu le veuilles ou non, d’ailleurs je serai démocratique, tu choisiras bien quand tu réaliseras qu’au fond c’était ta décision. Mais monsieur ne réfléchit plus de la même façon, son corps devenant dur comme une carapace de mollusque à l’extérieur et flasque comme un escargot à l’intérieur. Il perdra deux ou trois kilos de masse musculaire, ses tatous tribaux ne lui feront plus le même effet quand il se regardera dans le miroir et surtout, la glace perfide ne renverra pas une image fidèle de soi avant un bon moment, ou plutôt si, puisque devenu l’ombre de ce qu’il croyait être, il ne saura plus que croire, sinon que même les tribulations divines donnent vue sur le Ragnarök, ultimement, et que si aujourd’hui est le jour de la Saint-Valentin, c’est tout bonnement fortuit.

Et Alice n’est pas vilaine, qui a le roulement de hanches plus que généreux. C’est juste que son esprit inconscient sait déjà qu’elle ne passera pas sa vie avec cet amant, alors baiser sur le sexe, une dernière accolade toute orale et créative, dans un bal de salive, sous le bruit de pas d’une cohorte de subséquents baisers délicats comme des papillonnements insectes. Question de faire sortir monsieur de sa torpeur, de sa coquille, de le faire grouiller et crépiter et exulter à l’endroit où ça compte. Elle lèche le sexe de cet homme comme si elle était aveugle et que son gland était un timbre. Il faut bien être certaine que la lettre de renvoi se rende jusqu’à bon port. Et comme elle est humblement ceinture noire des muqueuses, son double masculin –il n’est plus qu’un reflet– se perd une dernière fois en une rasade de spermatozoïdes qu’il lui envoie côté cour, alors qu’il rêvait du côté jardin. Dernière fantasmagorie avant que de s’éveiller la tête dans les nuages les plus noirs que mémoire d’homme puisse se rappeler, et quand Alice voit un miroir, elle plonge dedans à bouche que veux-tu, de toute la puissance de son verbe, et si sa moire vole en éclats, ce n’est pas la fin des mondes, car elle se sait plus que sédentaire, bourgeoise et prévisible en amour; elle serait plutôt une sorte de nomade bohème des tendresses qui s’offrent au plus lucide. Or, son cœur volette comme une luciole dans la forêt qu’est son corps, et l’âme dans les feuillages elle mise tout au casino de la vie sur les amours bucoliques et de passage. C’est décidé : d’ici un mois, elle partira en voyage. Mais comme un mois c’est long, et puisqu’elle a peur de la nuit gouliafre qui lui mange tous ses amants (ses coups de hanches experts lui auront réservé plus d’un point de halte où se rassasier) et de ces nuages qui habillent cruellement les cratères de la lune quand elle passait justement au-dessus d’un lac précieux comme une émeraude, elle décide de s’émerveiller de la réalité au quotidien, comme si sa vie en dépendait. Dans un mois, j’irai en Italie, en France, en Grèce et qui sait où, mais pour l’amour de l’instant présent, j’irai dans les bons restos italiens ou français de Montréal, j’écouterai de la musique du monde, je tenterai même ma chance avec les cours de danse extatique et les soirées à jouer du tamtam en haut des montagnes.

Elle se fait magnétique, chanceuse, racoleuse un peu aussi, fantasque peut-être même, tandis qu’elle déploie sa tignasse et ses taches de rousseur, son affection des corps incandescents, flamboyants, météoriques devient trop exubérante pour ce que cette région des multivers peut supporter. Mais qu’importe? Son ascension presque magique lui fait gagner des mètres d’altitude qui deviendront bientôt des kilomètres de bonheur –car le chemin compte plus que la ligne d’arrivée–, et quand elle tombera des nues, si faire se doit, ce sera dans la mer qu’elle trouvera refuge. L’océan ou la mer. Un endroit au début et à la fin ambiguës et c’est là que tout le charme fructifie. Les fruits de mer s’offrent à elle, mais depuis son dernier écueil amoureux, elle est devenue  allergique aux crustacées, alors elle régurgite son bonheur sur le dos des baleines bleues, bleues, bleues, et se venge en dévorant des algues, gobant par chance la plante qu’un certain Gilgamesh convoitait, sorte de panacée, d’élixir de jouvence, qui la guérit des idéaux amoureux tranchants comme des récifs. Son bonheur ou simplement l’idéal qu’elle s’en faisait. Elle dirige toute son énergie libidinale, le serpent de feu de sa Kundalini direction l’esprit du voyage. Elle apprend déjà quelques mots de grec, d’italien et quelques jurons français. Son savoir de la vie devient plus qu’exponentiel, alchimique; sa nature se transmue en autre chose d’invisible sous le radar des cinq sens. Je suis femme, je suis belle. Je m’apprends, je me découvre. Plus que quelques jours et je m’envole en voyage. Elle est femme, et belle. Elle se découvre comme un archange aveugle, du bout des rémiges, caresse son sexe de femme pour faire monter l’énergie bohème du désir en cavalcade. C’est comme si la poussière du réel en suspend ne pouvait plus retomber, ne savait plus redescendre. Comme si un petit hiver nucléaire de rien du tout n’était justement plus rien en comparaison avec l’oraison, sienne, de savoir devenir plus. Et elle s’explore en apesanteur, d’orgasme en orgasme, et voit défiler tout contre les parois jusqu’au plus haut de l’arche de grottes nimbées de logos archétypaux, pataugeant dans l’histoire qui ponctue bien à sa manière l’espace-temps de ses amours et surtout, de son amour de la vie. Elle trouvera bien d’autres sexes d’hommes en voyage, elle le sait, elle peut le sentir, le sexe turgescent de l’homme qui la prendra et qu’elle prendra un peu aussi, et s’il est homme médiocre, un doigt humide dans l’anus, jusqu’au coude, jusqu’à l’aisselle, et que rectum fleurisse, si dieu le veut, d’ailleurs c’est une déesse, plus exactement. Déesse de l’amour, de la vie, du voyage, une belle orchidéesse qui ne se fane, alors qu’elle vieillit comme toute autre femme, puisqu’elle gagne en nuances et en délicatesse au fur et à mesure que le temps enfonce ses mains inquisitrices dans le trésor des atomes mordorés, offrande presque immatérielle de l’espace aux instants qui s’écoulent, dans l’espoir d’être reconnu, façonné par eux. Passe tes doigts dans mes cheveux, enfonce-les dans mes « je veux », bâillonne-moi jusqu’à la masse, jusqu’au volume essentiel de toute chose, avec ces doigts rapaces comme des serres. Nécrophages un peu aussi, il faut le dire. Extirpe mon dernier souffle de vie si tu y tiens tellement. J’offre volontiers un baiser d’esquimau à la camarde qui passe. À quoi bon me sert d’être immortelle, si je ne m’abandonne pas totalement à vivre?

Et alors qu’Alice se transmute en être d’une profondeur rafraîchissante, qu’elle entre en elle-même au gré des apprentissages, et que ses atomes tintent en réponse aux tempêtes solaires, ses pieds tissent déjà l’étoffe du voyage de leurs premiers pas. D’abord la France, puis la Belgique. Jouer à saute-mouton de Paris à Bruxelles. Être un miroir parfait entre les alpes françaises et la petite Venise du nord, transcender les ombres qui s’accrochent comme des écharpes de soie à chaque angle du décor. Devenir si parfaitement semblable à la moire lacustre, fluviatile, maritime, océanique, et osciller entre nymphe et océanide, qu’attirer les hommes psychorigides ou décevants en soi devient un rare accident de parcours où l’autre se noie en soi. Qu’importe : recracher le mollusque moyen est un jeu d’enfant. Va-t-en jouer dehors, petit monstre! Et devenir soi-même monstre sacré, danser la nature secrète de chaque chose, rencontrer des hommes et d’ailleurs des gens dont peu importe l’allégeance à la binarité ou la non-binarité et donner vie au plaisir d’être libre. Alice pratique le mimétisme à temps partiel comme un vestige de l’élégance qui veut que l’on s’adapte à autrui, quand elle rencontre l’idiot moyen. Elle devient ceinture noire du kung-fu mental. Un reflet sec comme les rafales des steppes. Le reste du temps, elle existe dans l’absolu, rayonne pour toi, pour moi, pour nous. Elle doit être l’avatar de quelqu’un de bien sympathique sur terre. Elle butine d’un chef d’œuvre de sagesse à l’autre et découvre dans les petits recoins de son voyage un chemin qui se rencontre et qui ressemble au serpent ouroboros. Elle explore le cycle de répétition des choses, puis déchire ce voile de la Maya et vit l’instant présent de manière spontanée. Elle rencontre une autre âme voyageuse, Cyan, et plonge dans ce bleu infini. Dans sa bouche les mots sont des fleurs qu’il offre en bouquets. Les abeilles sont des virgules qui ne piquent pas sans raison, mais qui transforment le nectar des mots en miel. Un jour, il lui offre de la gelée royale en pâture de poésie et elle meurt d’amour, puis renaît sous la forme d’archétype féminin, de telle sorte que lorsqu’il s’unit à elle, c’est inconscient, mais il a l’impression de ne faire qu’un avec sa propre essence féminine, et celle de chaque créature vivante.

Tu es belle comme les iris de la rainette qui habite la fleur du nénuphar, lorsqu’elle plonge dans l’infinité de son propre regard devenu étang. Ne sois pas timide, ne sois pas fragile à peu près autant que tu t’y autoriseras lorsque, enivrée de toi-même, tu plongeras en apnée à l’épicentre de tes représentations pour t’apercevoir que les oiseaux du rêve nous laissent enfin dormir en cuillère. Semons des haricots magiques dans la terre nuageuse de tes désirs et je serai ton offrande, ton burning man.

Mademoiselle Alice se laisse enivrer par la poésie qui fait mouche, elle lèche des kilomètres de sueur sur le corps langoureux de son amoureux tout neuf. Elle voit craquer son aura, le sens s’écouler comme un œuf entre ses cuisses, alors qu’il devient baisers, oisillon picorant dans le jardin des délices, colibri colossal chassant les aberrations vivantes, les abominations vivaces du triptyque de Bosch, d’une vision apocalyptique du monde. L’amour est une fleur annuelle qui ne se flétrit qu’en l’absence de la prunelle chaleureuse de l’être aimé. Dame tu mano companero, y prestame tu corazon. Éclipsons la brutalité du quotidien, poussons entre les craquelures et les fentes du trottoir; les pissenlits sentent si bon. Poussons le chapelier fou et le lièvre de mars du haut de la balustrade jusque tout en bas de l’escalier en colimaçon. Disons « non » au thé, à la folie et à l’écoulement vorace du temps. L’horloge grand-père aura plusieurs rangées de dents que ça n’importera plus, car tu as beau vivre au Québec, tu es tellement, tellement, tellement Belge, une Wallonne géante, dans la chambre à coucher. Je suis le Flamand qui veut toucher ton pied. Offrons nos tympans en pâture aux ritournelles inextinguibles du petit oiseau bleu isadelphe que sont nos deux cœurs à l’unisson et vois comme nous nous métamorphosons sempiternellement en quelque chose qui tour à tour pépie, babille, ramage, au gré du vent. Nous sommes une poignée d’instants qui se constellent, s’étoilent pour donner substance, sens, direction à notre réel. N’est-ce pas déjà le câlin le plus bienveillant que pouvait nous offrir la vie? Tu es le feu et bien sûr je suis l’ombre qui danse autour de toi, endiablée. Tu es une comète et moi un petit cosmonaute bienheureux, empêtré dans ta chevelure d’argent. Qu’importe le vaisseau mère, tant que je te deviens à force de t’étreindre?

Que je te deviens à force de t’étreindre? Ces mots lui rappellent quelque chose. Quelque chose comme la fusion des êtres, et un petit haut le cœur vient couronner son envie d’en découdre. Elle lui offrirait presque un coup de coude. Il y a quelque chose de pourri dans cette constellation; une étoile qui devient dans le doute une espèce de trou noir. Comment résister alors au temps qui s’écoule et fragilise les fondations du bercail idyllique tant et tant de fois imaginé? Elle avale ce nouveau mollusque et recrache la coquille. Avec ces précieuses protéines fraîchement ingérées, elle monte à bicyclette et fait un tour de France, puis part en fusée direction l’espace intersidéral, avant que d’atterrir sur une terrasse d’Athènes où on lui sert du café et des baklavas. Cet homme était un oiseau de malheur de plus; elle reconnaît la chanson parmi tous les babils du monde, fredonnée de la façon la plus souple soit-elle. La prochaine fois qu’elle tombera en amour, elle s’élèvera en fait, et peu importent les effusions, elle se refusera à toute fusion amoureuse, relationnelle, atomique ou énergique que ce soit. Son prochain amant sera un homme-perroquet. Il aura toutes les couleurs que l’univers puisse supporter et tournera sa langue sept fois dans la sienne, de bouche, avant d’en parler tout autant. Peut-être l’italien, le français, le flamand, le grec, l’espagnol, le portugais, et puis pourquoi pas le suédois? Mais que dire sinon « non », par trois fois, à une identité siamoise basée sur le fait de se fondre dans l’autre?

La vie s’écoule et, comme un poisson, enfonce son caviar dans la gueule de poulpe de mademoiselle. Comme elle ne sait plus que faire des instants de bonheur et de sa bouche, elle étudie les langues et la traduction à l’étranger. Elle rencontre des amants de toutes les couleurs, érige des cathédrales soniques où l’écho est pasteur, en hommage aux langues qu’elle chérit au moment où elle jouit. Elle s’attache à l’amour plus qu’aux hommes, explore les relations libres et le pluriamour. Sa bouche rencontre encore bien des sexes, des hommes dévorent sa fleur sacrée comme si leur vie en dépendait, elle griffe et mord tout ce qu’elle veut, tout ce qu’elle peut, et tandis qu’un sexe dégoulinant sort d’elle, un autre entre dans son intimité. La source de son sentiment d’être en équilibre dépend de sa croyance d’être le début et la fin de l’autre, paradoxalement. Quelque chose murmure une litanie dans l’ombre. Elle s’interroge quant à savoir ce qu’elle comprend de l’amour, mais n’ose plus jeter un œil à l’angle-mort de sa psyché. Elle perd ses repères. Elle laisse ses sphincters parler pour elle, mais parfois, ils ne savent plus que dire. Un automate s’articule grâce à des engrenages de moins en moins bien huilés, et cet automate c’est elle. Tandis qu’elle s’essouffle, le temps la rattrape et lui offre des rides en tribut. Il la matagrabolise et pour métamorphoser l’ennui et la solitude en autre chose de moins terrifiant, elle se mithridatise contre le spleen ambiant en s’envoyant en l’air avec de nombreux mecs dont elle retiendrait bien le nom, si elle ne buvait pas autant. Or, cette espèce d’hydre à plusieurs têtes qu’est le masculin dans sa vie se désincarne de plus en plus, alors que le visage du désir se dissout sous de plus en plus d’identités anonymes. Elle est tellement blasée que ses amants ne reviennent pas souvent. Elle se farde de plus en plus, elle se fane de mieux en mieux, et le troglodyte amour se cache soit sous un pont, soit dans les tréfonds d’une grotte aquatique où elle n’a plus la force, le courage ou l’imagination d’investiguer la nature de la beauté. Elle aurait bien besoin de légèreté dans son existence, alors elle s’en prend de plus en plus souvent à ce qui a des ailes : le poulet, qu’elle mange en grandes quantités. Il est triste qu’une si grande dame soit devenue la prisonnière d’un tel écueil, mais la postmodernité n’admet pas facilement les histoires qui finissent bien. Aussi Alice partira-t-elle en voyage en Asie en quête d’une raison de vivre autrement. Qui sait? Si elle rencontre le kirin, peut-être exaucera-t-il l’un de ses souhaits ou purifiera-t-il son âme de sa corne sacrée? Malheureusement, la destinée a d’autres plans pour mademoiselle, qui sortant dans un bar, se fera droguer et puis enlever, pour être intégrée à un cirque où l’on mettra de l’avant ses prouesses sexuelles. À chaque fois qu’elle relâchera des flatulences avec son vagin, on l’applaudira de concert en riant aux éclats. Alors, au moins, elle recevra toute l’attention qu’elle méritait depuis des lunes, et plus encore. Elle tombera enceinte du malheur et donnera vie à un rejeton bossu, claudiquant et affecté de strabisme, qu’on appellera Bob-Luc pour préserver l’anonymat du pauvre bougre. Il n’aura pas beaucoup de talent en matière de jonglerie, d’équilibrisme ou de danse, alors il sera tour à tour homme-canon,  porteur d’eau puis responsable de nourrir les bestiaux, pour lesquels il ressentira une certaine fraternité. Ce qui est dommage, c’est qu’il devra nourrir les fauves avec sa propre chair, et comme c’est l’enfant du malheur, son corps se régénérera après chaque circonvolution de la lune dans le ciel, perpétuant le cycle de la logique sacrificielle ad vitam aeternam. Alice deviendra folle de malheur et tout le poulet qu’elle pourra manger ne lui redonnera pas le sourire. Mais où sont passées ses ailes, sa légèreté? Elle deviendra partie intégrante du tourisme sexuel de l’Asie, puis de l’Europe de l’est (moment décisif où elle sera séparée de son enfant monstrueux, mais adoré) où on lui donnera affectueusement des surnoms tels que gouffre sans fond, reine des abysses ou vortex à quatre pattes. Elle oubliera jusqu’à sa véritable identité, le fait qu’elle ait déjà eu des parents, un chez-soi, une loutre en peluche du nom d’Agua et des copines avec qui rigoler. L’archétype du féminin la recrachera vivement, avec embarras. Désolé, plus personne ne veut de toi. Pas même ta mémoire. Acquérant graduellement les facultés intellectuelles d’un être unicellulaire, elle tentera de mettre fin à ses jours en engloutissant tout un contenant de vitamines C. Mais qu’est-ce qu’un échec vitaminé à mourir, sinon une invitation à renaître? Un beau jour, l’orchidéesse lui viendra en aide. Elle restaurera son identité perdue, sa dignité et son estime de soi. Elle la libérera de ses chaînes, déverrouillera les cadenas qu’un narrateur fou aura placés à chaque articulation essentielle, chaque moment clef de son existence. Puisque sonnera vengeance et quart, c’est avec un instant de retard –mais ce n’en sera que plus savoureux– qu’elle fera pleuvoir des hallebardes qui pourfendront tous les coquins du cirque et invitera la chère Alice à venir s’émerveiller du cosmos et à ne faire qu’un avec l’archétype féminin, afin de lui prêter sa nature fougueuse et espiègle. Elle ne refusera pas.

Son fils, suite à l’hécatombe du personnel trucidé sous l’égide du chapiteau, gagnera une bourse d’études grâce à une intervention divine bien placée, et excellera en études littéraires à l’université où il enseignera ensuite. L’une de ses jeunes étudiantes sera séduite par sa puissance intellectuelle et puis sa bosse (et un mono-sourcil qui aura eu le bon goût de pousser entretemps). Ils vivront des amours inoubliables dans le secret, jusqu’à-ce que mademoiselle gradue de l’institution universitaire où elle étudiait, puis ils baiseront partout dans sa maison et dans les lieux publiques et se marieront. Bob-Luc s’avérera être une véritable bête de sexe, comme sa maman, doublé d’un amoureux au romantisme impardonnable, mais l’amour ne demande jamais pardon.  

Bien qu’Alice ait une certaine gratitude pour l’orchidéesse qui l’aura délivrée, elle s’apercevra plus tôt que tard qu’elle n’était à la vérité pas faite pour être une icône réinventant la beauté des cieux de l’éclat de ses aurores boréales, et c’est en enlevant ces falbalas iridescents de sa chevelure qu’elle offrira un baiser sur la joue à la divinité habitant chaque fleur sacrée. Orchidées, je ne vous oublierai jamais. Les falbalas s’envoleront et tournoieront dans le vent, formant une multitude de chemins mouvants et miragineux vers autant de possibles qu’une protagoniste au cœur redevenu jeune empruntera pour se sentir devenir, redevenir soi, entière, complète, authentique. Son sexe plus juteux qu’une mangue fraîche, elle s’accouplera avec une douceur, une délicatesse sans bornes avec l’instant présent, et donnera naissance à une existence autrement plus significative que l’acmé de la précédente. Elle deviendra conférencière et voyagera de par le monde pour partager avec ses semblables, sous forme de questions infiniment généreuses, ce que sait être l’amour, quand il évolue tout en délicatesse. Que l’instant présent est une caresse. Que le regard d’autrui est le hublot d’un sous-marin donnant sur des merveilles sans fond. Que l’altérité n’est plus terres arides, désertiques, accueillant le sirocco impie, mais l’art de se découvrir subrepticement, en conjuguant sa destinée avec celle d’autrui, l’espace de quelques instants. Qu’éros ne rime plus autant avec hédonisme qu’épicurisme et que le temps qui passe ne nous brutalise plus par la force de la banalisation, qu’il est l’énergie sous-jacente aux engrenages organiques d’une machine humaine à produire de l’émerveillement, de la spontanéité, une élégance vivace et une aérienne délicatesse. Puisque l’âme comme un geyser de lumière, chaque baiser-oasis que nous offrons à ceux et celles que nous chérissons est l’aveu que nous avons, bien que nous demeurions des individus que la solitude vient parfois visiter, besoin des autres, pour que se dévoile toute la richesse de notre psyché, de notre cœur, de notre vie enfin. Et quels sont les mérites d’Alice, tandis que chacun de ses regards est une orchidée offerte au monstre solitude qui vit à l’intérieur de l’humain d’une époque où l’on prétend ne pas avoir besoin des autres?

Cette héroïne de la vie dont l’amour est courage porte la carte du Tendre en guise de cape et s’envole où l’imaginaire collectif a l’optimisme de lui offrir des courants ascendants comme une politesse, qu’elle transmutera en végétation luxuriante où libérer les animalcules de l’espoir. Son cœur est une rivière cristalline où s’abreuve le droit à l’existence de quiconque a la sagesse de la contempler pour y voir plus qu’un automate, une bête isadelphe absente à ses propres besoins quand l’autre n’est plus au poste ou un feu de Bengale pour les naufragés des amours en mal d’imagination. Et s’il faut clore les paupières et se libérer de ses peaux de pierre comme d’autant d’oripeaux pour y voir plus clair au-dedans, c’est que le filon du bonheur ne se dévoile aussi généreusement qu’à ceux et celles qui ont la bravoure de prêter leur oreille interne aux silences qui viennent peupler les interstices de l’espace-temps. Rumeur de changement. Échos éthérés de sa propre identité métamorphique. Mue cyclique d’un inconscient collectif, détenteur des clefs du psychisme individuel, gardien de phare éclairant l’immensité de l’ignorance salée, et qui pourrit toute chose et qui façonne jusqu’aux récifs de son œil unique, arbitraire, radieux. Notion de soi en partage, mais pas en otage, au nom de la relation, de l’oubli. Se souvenir que tu as été, que tu seras, infiniment digne d’amour, de respect, de sécurité. Et te devenir, plus que dissension, autre chose et tellement plus qu’un pont, entre acteur et observateur. Être l’amazone de l’amour, le guerrier berserker des tendresses avouées et respectueuses, la walkyrie se dépêtrant de la notion de devoir et voyant, de ses prunelles absolument lucides, le lit conjugal et les amours d’un jour comme autre chose qu’un champ de bataille. Peut-être parce que se réinventer au contact de l’autre libère tout un répertoire d’affects ou parce que l’univers des possibles ne sera jamais aussi effervescent qu’à la rencontre des corps étrangers.

Permettons-nous, météoriques, d’explorer le cosmos de nos corps, nos caresses, nos orgasmes, nos relations enfin, en étant autre chose que déchirure vespérale et souhaitons-nous que chimères et artifices forment l’argile primordiale de jeux de séduction où la dignité et l’accession à une vie vécue spontanément auront droit, toujours, à leur petit lopin de terre sous la course patiente de la lune après le soleil, et vice versa. Que versicolore, l’âme de chaque personne offrira un second souffle de vie à ses meilleures intentions, pour que loin de la malédiction des miroirs opaques, réducteurs ou ensorcelant autrui par des distorsions, l’on puisse effacer une bonne fois pour toutes l’illusion de choix entre la dichotomie de la mollesse et de la rigidité. Que cocon relationnel ne soit qu’une étape brève pour surgir hors de sa propre exuvie, pour s’envoler et pour papillonner en amour, dévoiler ses couleurs et conquérir avec enthousiasme l’expression de soi à travers l’art de vivre, en honorant l’humain et en respectant la sève du rêve d’autrui. Sans projection, sans se perdre dans la relation, mais avec la joie de ressentir sous ses pieds des cascatelles luminescentes, ce geyser de lumière nous propulsant vers le plus doux, le plus charmant, le plus significatif de nos rêves éveillés. Fracasser le bitume de destins trop lourds à porter, gagner en souplesse psychologique et découvrir qui nous sommes lorsque nous courons le risque de la spontanéité. Et peut-être qu’Alice s’éveillera avec des perles de sagesse dans le coquillage exquis de sa psyché. Que ce récit aura été une histoire vraie, mais avec des zones claires-obscures ou un penchant pour les dégradés stylistiques que l’autofiction a à offrir. Ou encore que vous dormiez et que vous éveillant, vous vous souviendrez avoir été Alice, tout ce temps, et que produit en série, son courage désespéré de femelle alpha est l’héritage offert à l’humanité entière pour qu’elle transcende la lutte des sexes, les jeux de rôle de genre par trop rigides, et vous peinturlurant le corps-esprit de toutes ces expériences sous forme de songe en succédané, pour ne pas oublier –et comme c’est savoureux de laisser infuser cette science– qui vous deviendrez, à partir de l’instant où vous vous permettrez d’exister, malgré le regard des gens, les non-dits, les attentes imaginées, fou d’amour ou folle de tendresse et libre. Et si le royaume poreux des mirages marécageux n’admettait pas que vous viviez envers et contre la pression d’une société où l’individu est fragment et honte d’être incomplet sous le soleil inquisiteur des solitudes inavouées, l’illusion qu’autrui est complet par défaut, murmurez ces mots dans votre cœur : « Esprit profond, libère-moi de cette belle petite gayole aux barreaux d’or, que je sois un canari au vol inspiré par Éole, par les refrains intemporels de ce tambour charnel qui bat, qui bat au rythme de l’instant présent et de l’expression de soi. Alors, chaque soupir d’amour sera une cathédrale aux arches comme des échos où l’idéal amoureux ne sclérosera plus le plaisir des sens. Le rêve que l’on projette sur autrui ne sera plus tyrannique. On se laissera surprendre par qui l’autre se permet de devenir et peut-être aura-t-on la bravoure de découvrir qui l’on est, lorsqu’arrachant les tentacules de sa personae, le visage abandonne son masque pour redevenir bien vivant et respirer pleinement, au pays de l’émerveillement. »

 

 

23 janvier 2024

Tourner en rond

N’étant pas prêt à suivre le psychagogue de l’autre côté du miroir, là où les ombres de ses ancêtres dansaient, il semblait, en se riant de lui, il rebroussa chemin en abandonnant au sommeil ses promesses d’escarboucles, de joyaux et d’artéfacts chryséléphantins, remontant peu à peu les strates précédant l’état de veille. Il retraversa comme à contrecourant, tête en bas, le fruit des entrailles de Morphée, dieu du songe onirique, en prenant soin de ne pas laisser le cordon ombilical qui le reliait à l’univers s’enrouler autour de son cou. Dans ce pays des merveilles, des chats angoras agglutinés au décor, aux choses et aux êtres le regardaient de leurs yeux nombreux dans la nuit, le regard narquois, en se léchant le poil avec appétit. Alors qu’il tenta d’approcher sa main d’un félin pour lui caresser le minois, ses poils carnivores le mordirent cruellement comme des vipères. Il s’éveilla de ce rêve au sein d’un autre songe où des torrents de viscères transportaient leur lot de villégiateurs à bord de pédalos, et qui faisaient de leur mieux pour contourner récifs, cascatelles et typhons en famille. À bord de l’une de ces embarcations, il reconnut la nautonière que son cœur avait élue, l’épicentre de ses préoccupations, la belle Hélène. Quel qu’était son vrai nom? Cela n’importait, car c’était la seule qui existait vraiment, même dissimulée sous une toge à capuche, avec ses tares et ses remugles, ô combien imparfaite et pourtant, si désirable. D’ailleurs, c’était la seule qui semblait avoir appris à pédaler dans cet environnement hostile. Toutes les familles se faisaient avaler par un typhon ou avortaient de leurs espoirs via l’inexorable cascade qui les attendait, une attraction touristique dont l’on ne revenait pas. Elle était son unique famille. Elle lui sourit avec toute la force de la vie. Cette part onirique de l’envers du monde le recracha parmi les miasmes d’une autre rêverie où un hibou embrassait un phare par à-coups, de son petit bec et absorbait son chatoiement, sa luminescence des prunelles puis le scrutait, impitoyable. Il éclairait ses pas, son corps, son esprit. Tout s’illumina, puis apparurent de petites pierres noires dans ses poumons, son cœur, puis tous ses viscères. La douleur le sciait en deux. « J’ai mal. Tellement mal. » Il avait parachevé son processus de décrépitude ou du moins s’en était convaincu. Si un corps mort tombait seul dans la forêt, son ombre criait-t-elle seulement? Ses atomes prenaient-ils feu de l’autre côté de la vie? Lorsque ce hibou s’envola, il grandit et son aile devint son vol, projetant puis rattrapant les corps célestes et tout le bleu sombre du ciel dans chaque battement. Même à demi endormi, autant de symbolisme le dégoûta, et il s’éveilla lentement mais pour de bon de cette poupée gigogne chimérique aux allures de dame de fer cauchemardesque. Il pandicula à son aise, élégamment, puis se leva. Aujourd’hui, c’est certain, il ne ferait pas de sieste.

C’était comme cela depuis des mois : le jour, tout plein de sensations désagréables et la nuit, quelque chose comme leur représentation symbolique s’acharnant contre lui, alors il se créait une faune psychosomatique, un bestiaire affectif, un peuple de représentations capable de mettre en mots son expérience du réel, qu’il gardait par-devers lui-même, de toute manière. Il n’était pas fin psychologue, n’avait pas étudié la sophrologie, mais pressentait qu’il se passait des choses à l’ombre de lui-même qui s’enchevêtraient comme les pièces d’un puzzle, à son insu, et qu’il lui fallait discerner le sens et la nature de ces morceaux avant que l’ignorance mortifère ne l’envoie tout beau tout chaud nourrir du tombeau les vers. Il semblait qu’il était hermétique au langage des oiseaux de son esprit inconscient, qu’il fut ardu de mettre un sens sur le logos que l’inconscient collectif avait à lui offrir. Or, chaque nuit le rapprochait de quelque chose d’impérieux, comme si une nef maléfique voletait, voguait, naviguait lentement au-dessus de lui, présage d’eau douce allant imperturbablement à sa rencontre. Dans l’ombre de sa psyché se trouvait quelque chose comme un atoll qui couvait le sens de bien des aspects inconnus de sa personae, qu’une mascarade tentait de camoufler à tout prix.

L’agente de train qui passait avec un chariot et offrait viennoiseries, café et jus d’orange aux passagers s’arrêta à sa hauteur, lui souriant. Il déjeuna d’un muffin et de café, aux heures matutinales, et il observa par la fenêtre la lune allait se coucher. Il repensa à ces vers du moine zen Ryôkan :

Le voleur parti

n’a oublié qu’une chose –

la lune à la fenêtre

Aucun joaillier mégalomane n’avait enchâssé la syzygie entre les nuages qui, au débotté, ne faisait que passer, attirant dans son sillage le regard de ceux qui se lèvent tôt. À cette heure, il ressentait une ambiance transformatrice, légère et inspirante qui était parfaite pour contempler le monde et vivre dans l’instant présent. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas voyagé. Il remarqua assez étonnamment pour la première fois les passagers assis face à lui. Il y avait une mère et sa petite fille. Il sourit à la dame et ils commencèrent de parler de la pluie et du beau temps, de leur vie respective.

-Et où allez-vous comme cela?, demanda-t-elle.

-C’est mystérieux : je ne me souviens pas exactement où je vais.

-Vous ne vous souvenez pas? Comme c’est particulier.

-Oui, tout à fait. Et pourtant, je suis dans ce train, qui pourrait bien être en route pour aller au diable Vauvert.

-Au moins, dites-moi que vous n’allez pas patauger dans les humeurs tièdes du Styx!

-Le Styx? Quelle étrange idée! Je préférerais faire un petit arrêt au Walhalla, pour picoler dans la joie et l’insouciance avec de nobles guerriers.

-Eh bien, je vous le souhaite mon cher monsieur.

-Merci infiniment. Et où allez-vous?

-Je fais un arrêt à la gare du temps. Il est temps que nous allions visiter grand-mère avec la petite.

-La gare du temps. Quel nom poétique. On doit y être très confortable; ce lieu doit rappeler de bons souvenirs.

-En effet, c’est mon sentiment aussi.

-Votre petite fille est très sage. Elle a l’air bien élevée.

-Merci. Une amie diseuse de bonne aventure m’a dit qu’elle avait une très vieille âme. Elle ne boit pas de lait, mais m’a très tôt demandé de boire le thé.

-Quel thé aimez-vous boire? Sencha, genmaicha?

-J’apprécie particulièrement le gyokuro, mais ma fille préfère les thés oolong.

-Ah, quelle préférence étonnante. Du thé semi-fermenté, à son âge.

-Ce doit être que son âme infuse depuis longtemps.

-Vous devez avoir raison. Excusez-moi, je dois aller au petit coin.

-Bien sûr. C’est sympathique de prendre le train, de placoter avec toutes sortes de gens. Faites attention de ne pas vous perdre en route.

-Ah! Ah! Ah! Je vais essayer.

 

Il marchait depuis un instant, désignant du regard ce qui ressemblait au cheminement de racines intelligentes dans un réseau souterrain ayant été frayé par le passage de la locomotive au travers du paysage, un pèlerinage motorisé pour l’âme. À l’intérieur, le style de la tapisserie lui faisait penser au néant primordial qui nous voit tous naître. Certains passagers ne payaient pas de mine, semblaient presque éthérés, invisibles, séraphiques, l’ombre d’eux-mêmes, et d’autres paraissaient tout à fait étranges à cause de leur accoutrement. Quelle destination était la sienne? Il trouva le lieu d’aisance. En tentant de revenir à son siège, il remarqua une dame très âgée qui avait pour bagage un arbrisseau luminescent, surréel. Il s’approcha pour causer et la vieille lui sourit. Soit elle ne parlait pas, soit elle ignorait sa langue. Pourtant, elle lui tendit un fruit qui pendait de l’une des branches de cet orphelin de la sylve mis en pot. Il huma puis rangea la masse organique, odoriférante, iridescente dans sa poche avec un sourire. Il n’avait rien à lui offrir en contrepartie, alors il la remercia bien bas, lui souriant comme si chacune de ses dents avait été taillée dans l’éternité, avant de retourner vers son compartiment de train.

Il remarqua aussi une passagère qui n’avait pour ainsi dire pas de visage, pas d’expression propre. Elle avait l’air d’un mannequin. Ses traits métamorphiques rappelaient l’absolu, l’infini. Pas une ride sur son faciès. Il lui sembla qu’on tombait aisément amoureux d’une personne comme cela, puisqu’on pouvait projeter toutes sortes d’idées et de sentiments sur ce qui ressemblait plus à un masque qu’à de la chair. Il aurait aimé la saluer, mais la timidité l’emporta cette fois sur le désir de rencontrer l’autre. Elle semblait se nourrir du silence autour d’elle, et générer une ambiance tout à fait palpable, comme un environnement mystérieux et alambiqué. On eut dit qu’elle attirait les ombres qui s’animaient, dansantes à son contact. Elle ressemblait à un démiurge et oscillait au rythme de la musique de ses écouteurs. Elle chantonnait dans une langue étrangère, peut-être du japonais ou bien du sanskrit, quoique les deux fussent bien différents. Le temps qui s’écoule paraissait relatif en comparaison avec le caractère inaltérable de cette passagère unique. Quelle sorte de musique pouvait-elle écouter? Musique classique, trance, expérimentale, ambient ou autre? Les instants étaient une sérénade cosmique et les problèmes semblaient très contextuels au voyageur à présent. Il se sentit seul comme s’il avait trouvé  quelque chose d’innommable à l’intérieur de la boîte de pandore ou comme si une part de lui savait ce que la dame écoutait, à un autre niveau, sans le savoir consciemment pour autant. Il chantonna Supplique pour être enterré à la plage de Sète en retournant à sa place.

Il s’assit à sa place le cœur nimbé de ces silences qui rapprochent des étoiles. Mélancolique un peu, mais l’imaginaire déployant ses ailes et s’abreuvant de la réalité à l’aide de sa trompe, papillonnant des prunelles d’un détail à l’autre dans le décor et les êtres, il redevenait l’observateur neutre de sa propre réalité. À présent, sa voisine de siège lisait et la petite s’était endormie. Il aurait voulu avoir songé à apporter un livre, lui aussi. Un récit de voyage, une œuvre littéraire lui permettant de s’enticher des petites trouvailles du quotidien. Un livre de Sylvain Tesson ou de Nicolas Bouvier. C’était bien la première fois qu’il voyageait aussi léger. Son havresac aurait tout aussi bien pu ne contenir que des grues de papier; il ne pesait presque rien. Il se massa les mains pour les détendre et profita de la vacuité de ce brin d’existence pour admirer le paysage par la fenêtre. Chose étonnante, la perspective lui était étrangère, et il avait l’impression de survoler le paysage qui dévoilait ici le rivage, là la cime des arbres et des monts enneigés, de loin en loin.

Et puis une agente passa distribuant des repas. Il avait le choix entre un bento à la viande, au poisson ou végétarien. Il opta pour le poisson et se dit que tous les chemins devaient mener au Japon. Il offrit de payer avec l’une des deux piécettes qu’il trouva en farfouillant dans sa poche, mais l’employée spécifia que c’était le montant du droit de passage, deux pièces d’or. Elle ajouta que le repas était compris dans le tarif de base, et que Bon appétit monsieur.

 

Sa voisine lisait L’âme de Kôtarô contemplait la mer, qu’il avait déjà lu lui-même, et cela lui laissa un drôle de goût en bouche, peut-être parce qu’il était hautement improbable que deux personnes dans le même compartiment de train aient déjà lu ce livre peu connu en occident ou, tout simplement, parce que la première nouvelle mettait en scène un personnage en quelque sorte parasité par une créature spirituelle qui avait élu domicile dans sa gorge, que cette bête était un crustacé surnaturel et que lui-même mangeait des produits de la mer, à ce moment-là. Cela lui rappela qu’il avait la gorge nouée par quelque chose comme des secrets hérités d’une autre vie, des sentiments obscurs, si difficiles à définir, et qui avaient de l’ascendant sur lui comme un marionnettiste sur sa breloque à figure humaine. Il mangea son repas en songeant à tout cela, et il était savoureux, puis se remémora ces vers de Brassens :

« Auprès d’une sirène, une femme-poisson

Je reçus de l’amour, la première leçon

Avalais la première arête ».

Et puis ces images qui se diffusent en trombe à l’endroit de ses arrière-pensées, imprécises et confuses, à toute allure. Comme il se sentait vidé de lui-même, de toute énergie, de qui il était vraiment, depuis qu’il avait rencontré cette femme dont il n’arrivait plus à se souvenir le nom. Comme si son existence avait été mise en suspend, qu’on avait murmuré dans le langage des morts contre son oreille qui ne portait plus attention aux mêmes propos et ne percevais plus les sons pour ce qu’ils étaient. Mais quelle importance pouvait bien revêtir le passé, quand on voyageait d’un endroit inconnu vers un lieu indéfini? Il lui semblait pourtant que plus les instants s’égrenaient, plus sa vision conceptuelle et abstraite du monde gagnait en précision. Comme si l’on faisait jouer une vidéocassette en boucle dans les coulisses de sa tête qui, gavée de sens, ne demandait qu’à fleurir pour laisser s’étioler le sens au gré du vent. Or, ces sémèmes ensorcelaient chacun de ses gestes, de ses pensées et de ses propos. Il se sentait précisément comme s’il était ici et que, de ce fait, il n’était plus là. Le décor à l’extérieur retenait des parcelles de ce qu’il fut et il se transmuait en quelque chose d’infiniment plus léger. Où que puisse les guider le baron du rail, il opérait sa magie. Néanmoins, il se demanda s’il avait brûlé le dur, puisqu’il avait toujours ces deux piécettes en poche. Enfin, viendrait bien l’occasion de verser son tribut à l’esprit du voyage en espèces sonnantes et trébuchantes ou autrement. Il fallait simplement demeurer à l’écoute comme lorsqu’on pose l’oreille sur les rails du réseau ferroviaire pour reconnaître le bolide à son approche.

Le train fit son premier arrêt depuis longtemps. Montèrent à bord des moines bouddhistes vêtus d’amples étoffes, dont l’un jouait du bol tibétain. À leur approche, le voyageur se sentit comme s’il avait oublié son nom ou comme cerné par des silhouettes mystérieuses lors d’un spectacle d’ombres chinoises. Quelques instants, il manqua d’oxygène, se sentit comme s’il allait régurgiter les habitants du fond de la mer et l’argile primordiale qui les abrite. Il s’empressa de retourner à la salle d’eau rendre son repas à l’univers. Il revint à sa place et les moines s’étaient installés tout près, comme si le soleil désirait l’engouffrer de sa crinière de flammes ou qu’un idéal de pureté pouvait recracher les individus qui tenaient le plus à lui. L’un de ces moines parlait calmement de l’une de ses vies antérieures et se demandait en quoi ou en qui il allait être réincarné. Vais-je avoir le temps de réciter cent huit fois cent huit sutras? J’espère que ma famille se porte bien. Peut-être reviendrai-je au monde matériel sous forme de pierre à encre, pour qu’un fleuve de haïkus s’écoule de mon essence. Des haïkus tels que Les poux et les puces et le cheval qui urine près de mon chevet. de Bashô. Les autres rirent de bon cœur. Ce serait encore mieux si je revenais sous forme de silence, tout compte fait. Ou bien si tu devenais un courant d’air, pour jouer à faire voler le cerf-volant des enfants. C’était comme si le vénérable verbiage leur était permis de nouveau, quelques instants. Puis l’un commença à méditer, et les autres l’imitèrent lentement.

Le passager qui n’arrivait pas à se souvenir son propre nom ni son lieu d’origine ni sa destination finale percevait les morceaux d’une théorie pessimiste alors qu’ils se reliaient dans son esprit, comme autant d’engrenages font fonctionner une machine : peut-être n’était-il plus si vivant que cela, et ce train –il aurait bien temporisé cette oraison– pouvait bien mener vers l’au-delà pour ce que cela augurait.

Il errait en plein solfatare et revisitait sempiternellement les mêmes recoins de ses regrets, peurs et remords alors que l’éventualité du jugement dernier se faisait de plus en plus concrète. Allait-il patauger dans les miasmes du Styx pour voir sourire l’Éternel, calciner langoureusement aux portes du purgatoire en attendant son tour ou se voir octroyer un billet aller simple pour les neufs Enfers? Pouvait-il se permettre le luxe d’un séjour au Paradis, et cela payait-il de mine davantage que les options précédentes? Lui qui croyait que la route qui mène vers l’épiphanie était cousue de fils blancs, pourquoi son chemin de croix était-il à parcourir en TGV, en compagnie d’êtres anonymes dans un décor qui, s’il ne faisait pas songer aux limbes, était somme toute surréel? C’est alors qu’il revit défiler le même paysage que précédemment. Était-ce une hallucination ou une réalité dérisoire filtrée par le cristallin? Les mêmes saisons, des souvenirs semblables, la même dame lisant le même bouquin en compagnie d’une petite fille qui lui ressemblait. Ouroboros était-il conscient d’être sa propre pitance, se nourrissant de lui-même pour toujours? Jörmungand réalisait-il seulement qu’il encerclait Midgard, terre des hommes? Tel un cycle absurde et continu où viendrait s’inscrire la marque de la foi, le monde se riait-il de lui?

Ce qu’il s’était promis de ne pas faire aujourd’hui, il le fit; il s’endormit de nouveau, et de nouveau rêva. Cette fois, il y avait les montagnes, la mer et l’orage. Une petite fille sur une nef prenant l’eau au milieu d’une tempête. Dans ce rêve, la demoiselle a faim. Elle cherche ses parents et se cherche elle-même. Elle a besoin de retrouver des forces, les siennes, pour survivre au cyclone. Dans ce songe, un homme plonge à la rencontre d’un serpent de mer pour lui dérober une plante aquatique, mais c’est le reptile qui l’emporte, et n’est-il pas cet homme, en quelque sorte? Il rêve d’héroïsme, d’immortalité, lui qui n’est qu’un simple humanoïde en proie aux événements, petite algue marine balayée par les courants marins. Mais c’est en remontant à la surface qu’il se rappelle qu’il a un fruit radieux dans sa poche et il sent qu’il a quelque chose d’important à accomplir.

Lorsqu’il s’éveille, la petite s’éveille aussi, qui sommeillait. La dame lit toujours son livre, mais elle le tient à l’envers cette fois-ci. L’homme trouve un fruit dedans sa poche. Il l’en extirpe, le regarde, le soupèse, puis observe la petite qui dit « Maman, j’ai faim. ». Alors il sait, parce qu’il le ressent, ce qu’il a à faire. Il offre le fruit à la petite qui dit merci, et la mère aussi. Mais dès que la fillette croque dans ce fruit frais s’amorce la nymphose. La petite disparaît comme une larve sous la surface de quoi au juste, et la mère semble commencer d’hiberner, comme en transe. Et lorsque la petite, après quelques instants, se transforme en imago, elle fusionne avec la mère qui échappe son livre par terre, pour devenir à deux une créature isadelphe, un monstrüm sacré. Suite à cette fusion, plus aucune scorie. Que la lueur incandescente et iridescente du fruit qui bat à l’endroit du cœur. Une telle unicité n’est-elle pas pathologique? La fillette devenue femme remercie l’homme de l’avoir aidée à se retrouver, à redevenir entière, comme si ce voyage au gré du temps l’avait divisée et l’offrande lui avait offert une nouvelle perspective sur le monde.

Il ne peut s’empêcher de songer un instant à ce qu’il serait advenu s’il avait gobé ce fruit qui pouvait bien provenir du jardin des Hespérides. Serait-il devenu une créature hermaphrodite, un être parfait que l’on n’ose pointer du doigt? Son ombre et sa personae se seraient-elles unies tout naturellement, pour laisser les dissensions intestines se désagréger? Et il commence à ressentir à un autre niveau les masses issues de son territoire onirique ondoyer de façon unique, comme si les différents faisceaux d’énergie de son corps étaient enfin au diapason. Il se sent habité de gratitude, comme si quelque chose d’obscur se dissolvait en lui pour la première fois depuis des lunes.

-Comment vous sentez-vous, madame?

-Je me sens si bien. On dirait que je viens d’absorber la panacée ou l’ambroisie qui s’écoule dans les artères de l’existence même. Tout me semble plus qu’organique; mon regard a changé et je trouve les mots sincères avec plus de fluidité. Quel précieux présent!

-Vous semblez avoir changé de nature en effet. Quelle sorte d’entité êtes-vous?

-Je crois que je suis les balbutiements du temps, une espèce de femme-papillon chronophage qui s’abreuve à l’instant présent, papillonnant d’un pan du réel à un autre. Et j’ai le pressentiment que je vais devoir vous dire au revoir; que le prochain arrêt est le mien, qu’il est tout proche.

-Ah. Je vois. Eh bien, ce fut un plaisir de discuter avec vous.

En effet, le train s’immobilisa bientôt. Elle lui dit au revoir avec gaieté et s’en alla d’un pas léger vers ce lieu qui ressemblait à la création du monde, et où l’oreille tendue on pouvait percevoir une horloge grand-père tictaquer sempiternellement. Une fois la dame partie et le train remis en route, il se sentit comme un chaton naissant contemplant la lune pour la première fois, sous la neige tombant à petits pas de flocons. S’il avait consommé ce fruit, pas de gratitude envers la vie, mais peut-être se serait-il senti moins seul, entier. Mais pourquoi priver quelqu’un d’autre de son destin. Il n’avait pas de supers pouvoirs, se trouvait bien quelconque, avançait dans la vie au rythme des événements et des ondes de pressions occasionnées par le vouloir des autres. Il ne pouvait se résoudre à devenir moine et à tout laisser tomber, même si cela était sagesse, car c’eut été une manière de fuite. Tandis que l’agente de train passait, distribuant du thé et des biscuits aux passagers, les moines bavardèrent joyeusement avec elle et ils avaient l’air si jeunes, malgré leur visage ridé. Elle lui offrit bientôt du thé à lui aussi, qu’il accepta volontiers. Il se sentait davantage à l’aise à bord de la locomotive, mais il hasarda tout de même une question.

-Excusez-moi madame, mais ici, est-ce le train des morts?

-Oh, mais monsieur à l’œil! Vous y êtes presque. Vous vous trouvez dans le train des esprits, celui des vivants ou peu s’en faut. Car ce véhicule gravite autour de la terre selon son cycle, attendant qu’une place se libère pour ses passagers sur terre.

-En bref, nous attendons d’être réincarnés.

-Oui, c’est cela. Mais à chacun son destin. Certains préfèrent devenir des archétypes, des symboles voyageant à travers le temps et l’espace, pour inspirer le psychisme des vivants de manière immatérielle, à jamais. Ils sont comme des vases communicants entre le pays des morts et celui des vivants et permettent l’expression de l’âme, facilitent son pèlerinage lors des rêves.

-Ainsi, la demoiselle assise devant moi qui a consommé un fruit luminescent serait devenue un archétype?

-C’est cela. Vous avez un talent naturel pour investiguer les strates du savoir des arcanes. Vous serez peut-être réincarné en individu aux prétentions oraculaires.

-Mais quand saurai-je qu’il est temps pour moi de descendre?

-Vous ressentirez que c’est le moment pour vous, tout simplement.

-Merci beaucoup madame. Ce que vous dites est très rassurant. Passez une journée excellente.

-Merci, vous aussi. Soyez bien à votre aise : le passage de l’état immatériel à la réincarnation est tissé d’instants précieux. C’est en somme une occasion de vous reposer et, qui sait, de méditer sur la notion de vacuité. D’ailleurs, je vous encourage à discuter avec les autres passagers. Vous pourriez faire de belles rencontres.

Le futur devenait incertain : allait-il tout oublier du passé, et poser les mêmes gestes par habitude, songer aux mêmes choses avec le sentiment de sérendipité, tandis que les apprentissages du passé et la notion de choix lui échapperaient, inéluctablement? En quoi était-il spécial et pourquoi se rappellerait-il des instants d’avant, quand tout bébé venu sur terre semblait devoir réapprendre à marcher, parler, ne pas s’étouffer avec ses jouets et revivre le passage de l’état de larve à celui de jeune écolier, pour espérer maîtriser des savoirs de base et survivre aux affres du quotidien? Il se dit que des moines zen étaient les parfaits petits laborantins expérimentant avec clarté les différentes étapes du retour à la vie et les interminables cycles de la réincarnation. Il alla donc leur rencontre en espérant en apprendre davantage.

-Bonjour messieurs.

-Salut à toi, jeune âme.

-Pourrais-je m’asseoir quelques instants à vos côtés, s’il-vous-plaît? J’aimerais converser avec vous.

-Bien sûr. Asseyez-vous. Qu’est-ce qui vous amène?

-C’est que… J’aimerais en apprendre davantage sur le chemin que je suis en train d’emprunter. Je me demande si la réincarnation est une possibilité.

-Pourquoi en doutez-vous?

-Eh bien, c’est que les éternels retours à la vie me semblent plutôt surréels et optimistes. Moi qui suis d’un naturel un peu pessimiste, j’ai de la difficulté à adhérer à une telle théorie.

-En vérité, je crois que la réincarnation est une forme de ponctuation dans le roman-fleuve de l’existence, dit l’un d’entre eux. La vie serait une question aux retombées incommensurables et, à l’instar de l’activité cérébrale, celle-ci consommerait de l’énergie et serait source de pollution. Le trouble psychique de chaque individu influant sur la respiration de chacun, le flot du prāṇa s’en voit altéré et les êtres émettent de plus en plus de gaz carbonique, tandis que l’on coupe de plus en plus d’arbres jeunes comme millénaires ou que nos décisions irresponsables face à l’environnement sont la source de plus en plus d’incendies dont la première victime est la sylve.

-Bien sûr, ajouta celui qui semblait être le plus vieux d’entre eux, ce n’est qu’une théorie, qui sera éprouvée par les millénaires. Par contre, avec l’essor technologique et le déclin de la biodiversité, les âmes doivent aussi progresser de plus en plus vite, car il reste de moins en moins d’animaux à incarner pour les âmes en peine ou déraisonnables. Ainsi, nombreuses sont celles qui sont prises au piège parmi les remugles, les engrenages du temps. Les astres agissent sur elles comme des étoiles de mer gouliafres s’en prenant au plus faible, à ce qui est stagnant.

-Mais générer du sens est faire violence au réel, et c’est parfois en conjuguant un comment avec un pourquoi sans y répondre par sa volonté que l’on parvient à s’émanciper des discordantes interprétations du réel. Quand on laisse les questions naître puis se désagréger naturellement le long de l’étendue arénacée du temps qui s’écoule, rivière cristalline ou lorsque quelque chose qui n’est ni chair ni poisson devient poétique, rassurant, rassérénant et que laisser circuler les mentalisations nous rapproche de notre essence profonde.

-Tout semble recommencer; nous vous observons, et il semblerait que vous portiez en vous des masses sombres, retour de lame karmique donnant du sens, un élan aux potentialités de vos prochaines vies conférant une manière de gravité à votre existence. Alors que ferez-vous de ce poids, de cette substance?

-Eh bien, je me contenterai de renaître et de tout oublier, pour donner un élan de vitalité à ce que je deviendrai ou redeviendrai, en espérant que quelque chose quelque part me fasse la grâce de m’offrir apprentissage et mémoire. C’est que les incessants retours aux sources ne sont pas pour me plaire; je crois qu’ils nimbent l’existence d’absurdité. La quantité de souffrance qui est l’apanage de celui qui retourne toujours sur la scène de la naissance ne donne pas vraiment plus de valeur à la vie, à mes yeux.

-Aimeriez-vous donc cesser de vous réincarner? C’est un peu notre ressort, vous voyez. Ne plus être, cesser de revenir, sortir du cycle de la vie, devenir des Bouddhas, serait pour nous le nirvana.

-Je vous le souhaite de tout cœur. À présent, pardonnez-moi, mais je crois entendre la locomotive ralentir et cet arrêt est certainement le mien.

-Vous avez une bonne intuition, jeune âme. La meilleure des chances à vous. Au revoir.

-Au revoir et merci pour le partage. Les huîtres s’ouvrent-elles toujours sur des perles de sagesse?

-Une perle n’est que du sable amassé dans la coquille d’un mollusque, mon brave.

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7 janvier 2024

Volucres

Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, les forces profondes de l’intuition convergent toutes vers une direction unique : la psyché éclectique d’une Baba Yaga superstitieuse qui entrevoit, à travers les brumes d’un songe éveillé peut-être magnifié par l’abus d’opium, un bien sombre présage : un nuage noir grouillant de créatures de l’élément air et qui approche à une allure fulgurante. Elle s’empresse d’avertir son gouvernement du mauvais sort qui guette, les implore d’avertir les dirigeants de toutes les nations, et l’on s’amuse à outrance en écoutant son récit. Certains prennent même un verre de vodka en l’écoutant et rient aux éclats. Elle passe à la radio communautaire du coin reculé de Russie où elle vit. Les cotes d’écoute explosent et on lui suggère bientôt de produire un roman de fiction autour de ses révélations, et personne ne la prend au sérieux. Elle rentre dans sa cabane au fond des bois, pleure dans la fourrure de son écureuil de compagnie, puis l’un de ses corbeaux boit ses larmes. Elle maudit la bêtise des hommes en mettant de l’eau à bouillir et se fait une tisane à base d’herbes médicinales qu’elle a elle-même cueillies dans son potager. « Personne n’écoute les vieux, de nos jours. » Elle plonge les pieds dans un seau d’eau chaude en bois et soupire d’aise, clos les paupières.

***

Blues dans un igloo. Des pingouins voyeurs formant un monticule épient dans le secret Aigle dur comme un roc, tandis qu’il fornique avec Acrobatique palourde des bois. Orgasmes paratonnerres pour l’âme s’ensuivent. Quelque chose croupit dans l’ombre de ces deux quidams. De celui qui téléguide ses spermatozoïdes kamikazes au cœur de l’utérus de mam’zelle. De celle qui s’en veut de trop aimer. Enfin, à force de se lécher mutuellement la tronche, la figure d’Aigle formant un méandre avec celle de Palourde, quelle forme de créature peut bien n’avoir plus de ventre et deux colonnes vertébrales? La bouche cousue contre celle de l’être aimé et respirer malgré tout? S’enfoncer dans l’autre, s’interpénétrer et ne pas rougir. Oh? Si, ils rougissent. Un pingouin n’a jamais rien vu de si beau, de toute sa vie de pingouin, et pourtant, tous les membres du groupe se rappellent de Rodrigo, manchot de son état, qui échappa miraculeusement aux mâchoires d’un orque affamé, dans les eaux glaciales, alors qu’il faisait toujours noir dehors, et de la beauté de la vie.

***

J’aimerais avoir des pouvoirs psychiques pour deviner ce qui croupit dans les ténèbres de ces deux olibrius. Alacrité intellectuelle, symbiose avec l’envers du réel, homéostasie psychoaffective, jubilation neuronale, maîtrise parfaite de mes ondes cérébrales, télépathie; toute la patente.

Pour m’entraîner, j’écoute une énième fois les notes de Marche funèbre taquiner le vivant au décollage, volucres de malheur, dans mes écouteurs. Elles se sont envolées en même temps que l’automne. Fissure dans la neige. Sarcophage des résidus de chlorophylle momifiés. Une feuille flétrie dans la névasse, entre l’asphalte et le grand ciel bleu que les nuages envahissent tel des virus de haute voltige. Une feuille ressemblant à ton visage. Qu’il fait bon se haïr quand on s’aime.

Des pouvoirs psychiques, oui. Pour lire dans ton cerveau et dedans ton cœur. Avoir suffisamment de courage, de chance, de brio pour y déceler de la beauté. Te voir tout entier, m’émerveiller de qui tu es, être témoin de toutes tes couleurs, tes clairs-obscurs. Cependant que je ne suis qu’un courant d’air froid en hiver, te rappelant la sororité incendiée, ta grande sœur aux os déflorés par le temps. Tu regardes dans une flaque de boue à demi frigorifiée. Mais ni chaud ni froid, c’est l’effet que te fait le réel dans ce paysage hyperboréen. Reflet difforme, fragmenté, au comptoir des surgelés. Ce que te fait l’absence de la vie. D’autrui. Puisque tant d’années ont coulé sur le dos des canards jusque sous les ponts où vivotent de troglodytes itinérants. Il pleut et neige en même temps. Tu n’as oublié ni ton ombrelle ni ton écharpe, preuve que lorsqu’on transcende les événements du passé grâce au secours de Chronos qui moissonne les secondes ainsi que des lubies, on peut trouver refuge dans de petits instants de confort. Pourtant, élégamment, à quelques centimètres sous la perfection de cette cage thoracique qui semble presque ne pas avoir subi les outrages des sentiments lourds à porter se trouvent les traces de désastres sismiques. Comme quoi la souffrance sait être plus qu’anonyme; délicate, d’une douceur extrême, d’une sournoiserie cataclysmique.

Les courants d’air d’ici et d’ailleurs sont un petit peu poètes, philosophes et même psychologues à leurs heures. Ils croient exorciser les joies et les peines avec leurs ambitions saugrenues, mais tout cela n’est que du vent. Le vent croit avoir découvert l’interstice, l’articulation entre vie et mort, le couloir mortifère par où passer pour se renouveler, se surpasser. Et les orbites ne sont que des trous dans un crâne, qu’orifices dans ce qu’il reste d’humain lorsque le corps cesse de se mouvoir et que toutes ses cellules et donc, la plupart de ses atomes, se sont évaporés, c’est-à-dire minéralité, cristallisation mise à nu, décharnement de la prétention à vivre hors du potage cosmique composé de pétrole pestilentiel, de combustibles fossiles, d’énergie primitive. En ce sens, difficile de dire si le vent qui passe est un suzerain capricieux se jouant des avions comme de modèles réduits ou un émissaire des petits êtres ailés qui en font leur terrain de jeu funeste ou joyeux.

***

-Je suis grotesque. Abominablement. Une aberration. J’ai… tué, et tant de gens! Rrrrr…

-Mais qu’est-ce que tu racontes, Bibiset, pffuit? T’es qu’un simple pigeon. Rien de mal à ça, remarque. Mais qu’un pigeon, pffuit. L’as toujours été et le seras tant que les chats du quartier auront mal aux dents, pffuit!

-Tu peux bien rire, Siffleur, mais la nuit dernière, j’ai fait un rêve prémonitoire, rrrooouu. Un tunnel d’où des exhalaisons putrescentes se faisaient sentir menait  jusque dedans les tréfonds de mon âme scabreuse. Là-bas, il y avait des humains découpés en morceaux par cet autre moi, un être à la silhouette humanoïde, et qui ricanait de temps en temps. Coupant un doigt au sécateur par ici. Mutilant des parties génitales par là, rrrooouuu. Défigurant des gens affamés qu’il avait kidnappés quelques jours plus tôt, et dont il ignorait jusqu’au nom. Des jeunes gens faisant du pouce au bord de l’autoroute, pour la plupart, rrroouu.

-C’est vrai que ça donne pas vraiment envie de rester sur le même toit que toi, l’ami, pffuit!

-Tu vois bien! Quelque chose de vraiment tordu vit à l’intérieur de moi. Un humain, rrroouu. Et cruel en plus.

-Mais cesse de t’anathémiser un peu ainsi. C’était qu’un rêve. Une représentation hallucinante d’un « réel » imaginé de toutes parts tous côtés, pffuit, mais un songe malgré tout.

-Sauf que ce matin, en m’éveillant, j’avais le bout des ailes purpurin. Tu vois bien!

-Mais de quoi tu parles? Tu as toujours eu le bout des plumes mauve rougeâtre.

-Pas de cette pourpre inquiétante et qui fait se sentir sale. J’ai la mort au bout des plumes, mon cher ami.

-Tu es vraiment tordu de chez tordu. M’en vais je te dis pas où, manger des graines en plus agréable compagnie, pffuit. Pas la peine de me suivre, misteur l’assassin.

-Et voilà; comme dans mon rêve, je perdrai tous les gens que j’aime à cette rage qui vit en moi, rrrooouuu.

Une ombre s’envole et un pigeon reste seul, réceptacle de plumes et de duvet s’embourbant à vue d’œil orange dans cette marée cadavéreuse qui l’habite. Des parasites ont-ils bouffé sa cervelle de moineau? Il évolue dans la cité, petite gargouille organique perchée sur les clochers et faisant parfois sur l’épaule des passants. Il contemple avec une frayeur respectueuse la pourpre de son aile. Or, est-ce si douteux d’un point de vue éthique de se fondre dans de nouveaux mouvements de l’âme? Et si Bibiset incarnait une voix alternative du superconscient individuel ou collectif, n’aurait-il pas ultimement le devoir de laisser infuser cette nature fissipare et de se devenir, plus que pigeon encore, en quelque sorte le lien invisible qui relie chacune des articulations d’une constellation entre elles, pour générer du sens, terrible?

« Si je ne suis plus que le monstre de mes viscères hurlants, vol fulgurant, intentions meurtrières, c’est que ce monde a été conçu par une déité absurde, païenne, maléfique, rrrrooouuu. Je serai un pigeon de fange, un oiseau de mauvais augure, une mésange de la mort, et donnerai des noms d’oiseaux au vivant avant que de lui picorer les globes oculaires hors des orbites. Suffit, maintenant. Trouvons-nous une cible tissant un lien entre réel, envers de la psyché et univers onirique, question d’exister un peu. Rrroouuu. »

Un pigeon d’argile peut-il devenir prédateur?

***

Un peu partout en Inde, c’est la fête des couleurs. Tu te balades armé d’un pistolet à eau parmi la foule ivre d’amour et de chair fraîche. Tous ces jeunes Indiens ne rêvant que d’une chose : palper de la femelle occidentale pendant qu’elle grouille et palpite, exubérant symbole de plaisir gratuit. Pas même mariées, légèrement vêtues, se baladant seules au marché, ce sont des proies faciles pour les doigts tentaculaires des mâles infantiles qui palpent tout ce qu’ils peuvent de ce que l’Occident a gentiment exporté jusque chez eux. Un pistolet à eau dans lequel tu as mélangé de l’acide sulfureux et des pigments au goût du jour. Tu barbouilles les passantes de cet amour versicolore en bouteille en t’écriant « Faites un vœu! » et la vie est d’une douceur incommensurable derrière tes prunelles d’onyx. Tu aimes les femmes comme tu peux, éternel itinérant psychoaffectif de la vie, et tu les aimes énormément. Tu régurgites soudain tes viscères. Ils te sortent par tous les trous. Ils s’agrippent à tout ce qu’ils peuvent. Étranglent ces minettes de pas même vingt-cinq ans. Tu sais comment les gens sont. Cela pousse des hurlements par ici. On s’enfuit, hystérique, par là. Abandonnant quelques minettes entre tes protubérances poisseuses. Strangulation. Bris des os. Soulèvement de jupe, tout naturellement. Tout à coup, elle avance à contre-courant de tous ces poissons pas de tête, la lutteuse masquée. Dans ses iris smaragdins brille quelque chose qui est tout à la fois élégant, noble, indécent. Elle t’enlace malgré l’enthousiasme de tes protubérances turgescentes, te soumet à la prise de souplesse et te projette, jeune terroriste libidineux, la nuque la première contre le sol. Comme il fait bon se fragmenter au contact de la beauté algide des femmes modernes. Des pigeons quittent le sol. Des pigeons dont le buste arbore des couleurs éclatantes.

Tu t’éveilles par un matin québécois enneigé et ta douce amoureuse, Isabelle, doigte, triture, pistonne des recoins stratégiques de ton anatomie, de ta géographie sensorielle tout en te prenant en bouche. Elle sourit. Contact oculaire te mettant mal à l’aise. Et que reste-t-il de ta masculinité féerique, amant papillon, alors que tu pleures comme une fillette les larmes du bonheur et que ta chenille velue gigote, grouille, gesticule en tous sens, ne refusant ses glaires tièdes à personne? Quelque chose d’archaïque en toi aurait-il perdu de son lustre? Tu n’en as rien à foutre, pardi.

Visité par l’oiseau-lyre, animal fabuleux du délire ardent, tu espères de tous les pores de ton être, de toute la luminescence de tes atomes que ce songe éveillé ne cesse jamais.

***

Pour peu, il souhaiterait être crucifié sur place, tellement il aime cette position inspirée d’un christ sylvestre, faisant un interminable câlin au plus grand arbre de la forêt. Dans les entrailles de Montréal, cité grise, algide, stérile aux âmes poussant comme du fongus parasite, il avait de la bouillabaisse cryptogame plein la cervelle. Exhalant un souffle sporagineux semblable aux volutes d’une clope, il croupit maintenant dans la sylve, se confond avec toute une variété de champignons hallucinants, phosphorescents, chromatiques. À chaque expiration, un peu de rigidité psychique s’évapore et l’essence des arbres des environs le protège des décharges électrostatiques de son propre esprit dégénéré par une vie de goule à sucer le jus de cadavre que sont les mots cacophoniques, les pensées tangibles et les ondes cérébrales de ses semblables. Il a de petites antennes. Ressent tout des affects humains, de l’anxiété ambiante et la médiocrité des propos vains. Maudit soit-il. Pourtant, au cœur de ce macrocosme forestier et sauvage, il laisse son cerveau méandreux pour mort et s’enivre de cette relique éphémère de la biodiversité qu’est la flore boréale. Il espère fusionner avec l’écorce. L’étreinte s’éternise. Se souhaite obscuricole. Il est si attaché à ses représentations de la nature épargnée par les hommes qu’il n’entendrait même pas approcher cet ours noir. Enfin, comme si c’était possible. Crac. Une branche qui se casse sous le poids. Un niveau des yeux : marque de griffes sur le tronc. Un grognement se prolonge. La bête n’est pas si confiante. Sa proie pourrait s’enfuir. Alors qu’elle blesse ce randonneur inopportun à la cuisse, elle commence à déguster la chair humaine coruscante comme de la confiture de rubis. La vie est douce, en ce dimanche après-midi. Fuck la cuisine moléculaire, comme disent les bûcherons. L’ursidé absorbe de l’écologiste hurleur le sang, les cellules, et les atomes bien sûr aussi. Il fera bientôt partie d’une logique universelle qui ne discrimine personne et deviendra infiniment plus grand que lui-même, ce que bien des bobos montréalais sauront découvrir aux nouvelles, émus et jaloux, secrètement. Des corbeaux s’envolent en songeant qu’ils s’apparentent aux geais bleus et que les sales mioches de banlieue ne jettent pourtant pas de pierres à ceux-ci. Des hurlements lapidaires couronnent la forêt d’une noblesse éthérée. Ses habitants aériens exécutent des vrilles en l’air avant de se poser dans les entrailles du bonheur réinventé.

***

-Ça y est! Je suis si excitée! J’ai toujours rêvé d’invoquer un démon!

-Calme-toi un peu! Rien ne prouve que cette incantation aura plus de succès que les douze précédentes…

-Treize est le chiffe du bonheur. Allez : tranche le cou à cette poule noire et récite la formule tragique, comme je te l’ai montré.

-D’accord, d’accord.

Bok bok, boklààà!

-La ferme, saleté de volaille! Tranche, tranche, flic, flac.

Une silhouette semble tenir le cou d’un poulet hystérique entre ses phalanges. Lui coupe la tête avec un hachoir rouillé à la lame émoussée. Une poule se met à courir sans l’ombre d’une tête.

-Hu-hum : Azazel, Azazel, Azazel-zel-zel, viiiens parmi nous, parmi nous, par minou, nounou! Méphisto, Méphisto, Méphisto ou tard, Tartare, Belphégor, belle fée gore, belle fée gore, gore, gore, deviendra, deviendra, deviendra-dra-dra… mandragore –j’les adore! On boira du djinn tonique, gin tonique, nique, nique! Avec Belzébuth, belles et putes, belles et putes, putes, putes!

-Tu pourrais y mettre plus d’entrain, tout de même! C’est sensé être effroyable, de la façon qu’on le dit!

-Ton chant démoniaque ne m’inspire que peu. Voilà tout. Tu as écrit ça sur un coin de comptoir dans une cantine graisseuse, avoue.

-Mange mon smegma, chien!

-Tu es une femme, tu n’as pas de…

Bok bok boklààà!

-Tiens… une poule pas de tête a fait du bruit.

« Une poule noire sans tête, il faut bien avouer, c’est tout de même un peu cliché », de dire daredare une paire de mâchoires éructant d’un cou animal, pour devenir un visage obscur aux prunelles scintillant dans les entrailles polissonnes de la nuit. Toutes les chandelles s’éteignent de concert.

-Alors, prêts pour une rencontre du six cent soixante-sixième type, les enfants?

-Écoutez, démon, pas besoin de vous la péter, rien que parce que vous êtes le diable. On vous a invoqué pour que vous réalisiez notre rêve. En échange, vous êtes libre de dévaster la terre, d’y semer le chaos et de moissonner toutes les petites âmes que vous voudrez.

-Dévastation, chaos, récolter des âmes… Mais qu’est-ce qu’on vous raconte comme conneries dans vos églises, vos petits bleds pourris, vos charmantes familles, à propos de mon enfer chéri? Se faire exproprier du paradis pour entendre cela! Enfin… Si Lucifer pouvait réaliser n’importe lequel de vos souhaits, où en serions-nous? Quelle espèce d’asticot fricote à présent avec votre psyché, se creusant de savants labyrinthes parmi vos méninges?

-Je souhaite devenir la plus grande des violonistes de ce recoin des multivers. Peut-être qu’un violon enchanté pourrait le faire, oui? Je vendrais gaiement mon âme pour faire danser le cœur et les pieds des gens jusqu’à la fin des temps.

-Je désire par-dessous toute chose devenir le plus inspiré, le plus talentueux et le plus créatif de tous les danseurs de ce bout de cosmos malfamé. Je veux voir l’émerveillement danser dans la prunelle des gens, lorsque je serai sur scène. Peut-être des souliers magiques pourraient m’y aider, non?

-La petitesse d’esprit des humanoïdes me répugne un peu, mais permettez que je sois un miroir pour vos attentes les plus sincères, puisque le récit individuel de l’une complète celui de l’autre. Toi, mon petit, tes bras deviendront des archets et tout ton corps, un instrument de chair. Quand à toi, ma belle, tes pieds joueront la plus douce des mélodies rythmiques au sol, destinée que tu es à présent à rendre tout un chacun jaloux de la plante de ton anatomie maintenant mirobolante, prodigieuse, hallucinante.

-Mais… ce n’est pas ce que j’espérais! Où sont mon violon chéri et l’archet endiablé de mes rêves?

-Je voulais danser à tue-tête, avec brio, pas être les notes elles-mêmes.

-Eh bien, il reste toujours une solution d’apparat pour vous, braves gens : il détient l’essence de ton rêve et elle, les contours de tes aspirations les plus sincères.

Mademoiselle prend alors une bouteille qui traînait par terre et monsieur, une chaise en bois. Ils s’entretuent, déchirent l’épiderme de leurs désirs mutuels consciencieusement et à la fin, plus rien ne reste que des amas de viande humaine dans une petite cabane en bois, que le diable recycle, puisque c’est dans sa nature, leur redonnant vie sous forme de corbeaux au regard nébuleux et plein de hargne. Il leur faudra du temps pour digérer les vanités humaines et se souvenir que les contraires, les contraires satyres. Cogiter et ressentir un peu et s’apercevoir que parfois, rien que des fois, les étoiles filantes ne sont pas des charognards carburant à l’espoir d’autrui et que ce sont les attentes secrètes et leur ascendant qui ternissent leur éclat.

***

Ta silhouette d’outre-monde. Ta silhouette penchée au-dessus d’une mare de thé où se réverbère la solitude de ton sourire désolé. Tu t’abreuves à cette moire paisible de tout le troupeau assoiffé de tes atomes effervescents. N’y a-t-il pas de fin à cette traversée de la mer rouge séparée en deux, portant une croix de martyr sur l’épaule? Tu es mignon lorsque tes iris céruléens abandonnent leurs prunelles à l’infini qui se trouve dans les instants passés à rêvasser, hanté par d’énigmatiques interrogations qui ne t’appartiennent presque plus, monsieur karasu-tengu. C’est comme cela que t’appellent les enfants du quartier, depuis que tu as offert une bande-dessinée japonaise parlant de yokai, du peuple des corbeaux hominidés vivant dans les nuages et d’émerveillement transcendant le quotidien. Tu as des cernes aile de corbeau, les cheveux cendrés et tu ne portes ni mini-jupe ni escarpins rouges les dimanches après-midis où tu t’ennuies, car à la vérité, tu les passes, bénévole, à survoler la couche des patients de la maison de soins palliatifs de tes oraisons d’une douceur tranquille et pourtant infinitésimale comme le murmure des ruisseaux qui explorent la terre depuis des millénaires et dont tous ont oublié le nom. Tu es un passeur d’âmes. Dans une vie antérieure –est-ce dû à un trop plein d’humilité torturée ou aux premiers balbutiements de la folie? – tu es convaincu d’avoir été un monstre. Ainsi, tu gesticules avec une lenteur incomparable au cœur de l’instant présent, pratiquant le tai chi, la méditation zen et le reiki ou l’une de ses variantes postmodernes revisitée à ta façon toute personnelle. Aujourd’hui est un autre dimanche. Tu prends l’autobus. Tu écoutes l’Océan et les Fantaisies de Chopin au gré des virages. Le chauffeur de bus existe-t-il sur le mode automatique, en pleine conscience ou avec une concentration rayonnant au rythme des ondes bêta autour de lui? Nul ne le saura jamais. Tu t’extirpes du bus malgré les corps qui somnolent comme des branches décharnées dans un marais méphitique et te dirige vers l’aile de soins palliatifs de l’hôpital. Il est tôt le matin. Tu as bien nourri ton chat de tendresse, un minet blanc aux yeux vairons, médité en position du lotus une heure durant, avant le lever du soleil, et ton thé te tient encore au chaud. Tu es prêt à faire roucouler l’âme du destin. Tu pénètres les infrastructures partiellement recouvertes de névasse alors qu’il neige des étoiles filantes anémiques, déluge de fleurs hiémales d’une blancheur inquiétante. Rien n’est sacré en ce pays. La déneigeuse emporte ce qu’il y a de plus beau dans son ventre et laisse un silence absolu dans son sillage d’escargot mécanique démentiel. Tu butines d’une chambre à l’autre, écoutant avec bienveillance les paroles de gens qui n’ont plus très longtemps à vivre. Tu emportes dans le sac à pollen de ta mémoire leurs historiettes personnelles, des sentiments précieux, une ambiance indicible et délicate, des impressions et pressentiments vivant dans les viscères, un regard ou même une expression faciale dont tu te demandes un instant si son ambre se liquéfie comme la sève ou si les marques du temps sur ce visage se fossilisent. Et tu connais la formule ensorceleuse qui élucubre des ponts d’énergie psychique subtile entre l’univers des vivants et celui des esprits voyageurs. Lorsqu’à la demande des patients tu approches les lèvres de leurs tympans et croasse, que tu tisses un amphigouri alambiqué et regorgeant de musicalité, que tu murmures le chant des corbeaux à celui qui peut bien le percevoir, l’entendre, perspicace, leurs forces rayonnent une dernière fois et s’élèvent, vaporeuses, parmi les strates du vaste monde et direction l’éther. Les traits du visage qui se relâchent, l’anxiété ou l’appréhension qui quitte le corps s’apaisant, la respiration qui redevient saine et aisée quelques instants, l’œil qui brille d’une lueur arborescente, tu es l’héritier des derniers instants d’expression animique de gens qui iront rejoindre une parcelle tellement confortable et rassurante de l’éternité. À ce moment, quelque chose pulse dans la poitrine d’autrui, quelque chose scintille dans l’immensité incommensurable de la nuit, dont tu es le témoin privilégié. Tu es le charognard céleste, le chemin de chair qui s’ouvre sur un gouffre où les âmes vont foisonner en quête d’expériences hors du corps, de voyages initiatiques en astral.

***

C’est un matin frais et brumeux. Plus d’une colombe s’enfonce inexorablement dans son plumage. Pour bien des habitants de la rue, c’est la toux grasse qui guette. Et puis, sans crier gare, c’est l’éclat fulgurant résultant de la fragmentation de la réalité telle qu’on la connait. Un itinérant ivre de folie gesticule dans un parc, il psalmodie, jusqu’à-ce que des oiseaux rares sortent de sa tête comme un arc-en-ciel de sang et de plumes. Un mioche. Songez qu’un mioche jouant avec ses céréales éclate. Sa tête, pour être sincère. Éclate. Giclées corail sur ses parents abasourdis. Dans une résidence pour personnes âgées, une petite vieille regarde par la fenêtre, ayant oublié d’enfourner son dentier. Quelque chose hulule au-dedans. Un volatile nocturne sors de sa bouche aux lèvres gercées, dont les commissures se déchirent jusqu’aux oreilles. Puis c’est tout un volier, un escadron sauvage qui se jette contre le pare-brise des hélicoptères, les réacteurs des avions, emportant dans leur poétique élan de courage bien des civils.

Il ne faut pas beaucoup de temps aux citoyens pour se rendre compte que les piafs volent bas, et en nombre grandissant. Pour contenir l’onde de chaos qui s’annonce, les gens de pouvoir et d’autorité s’organisent d’un commun accord pour riposter contre Mère Nature. Les dirigeants des armées comme des guérillas décident de s’opposer farouchement au mouvement aérien. Plus on leur met du plomb dans l’aile, plus on s’aperçoit de l’expansion que prend cette tribu aviaire, sorte de houle biologique absorbant les coups de feu de cette joyeuse bande de tireurs fous. C’est comme s’ils provenaient de lieux méconnus, infestant les cheminées, les gouttières, les greniers par milliers, par milliards. Étant certaines de faire mouche parce qu’on fait son nid dans la bouche des chars d’assauts, les forces armées gaspillent poudre et munitions dans cet infini nuage de chair à canon. L’artillerie et l’infanterie combinées ne suffisent pas à faire fuir le peuple du ciel de leurs salves incessantes. Pinsons et corneilles, quetzals resplendissants et paons, dindons et perruches ne cessent de déferler, prenant pour domicile le toit des maisons, la voussure du portail des plus hautes cathédrales, mais aussi le jardin ou l’aire de parking des braves gens.

Un gamin mentionne la joliesse de leur vol à sa maman, qui lui fout quand même une de ces gifles. Un autre rejeton souligne le charme de ce florilège de chants qui semblent produire des harmonies, instinctivement. On est heureux que la police ne soit pas passée par là au même moment. Un enfant pratiquant la peinture dans le jardin de ses parents bourgeois tombe amoureux des couleurs rafraîchissantes du perroquet Amazone. Même la fille du président de la république garde dans le secret un serin qu’elle a reçu un peu avant de guérir miraculeusement d’un cancer sanguinaire. Plus on est jeune, plus on s’émerveille de ces déraillements inattendus de la vie au quotidien. On s’entend pour retomber en enfance et même ceux des gosses qui n’en ont jamais eu, d’enfance, cultivent le début d’un lumineux sourire. C’est une sorte de peste bubonique, mais qui répand partout le sourire et le rire des petits, qui se déploie. Certains rejetons versés davantage dans l’art de la rhétorique demandent à leurs parents pourquoi il faut tuer les gentils amis de l’air qui se trouvent dehors alors qu’ils ont une perruche dans la chambre, pourquoi il faut s’en prendre encore une fois à la biodiversité, alors que leur prof leur a dit que l’humain est le plus grand antagoniste planétaire, à l’heure où une énième glaciation s’annonce. Et puis, les parents n’y tenant plus devant les caprices ou la sagesse de leurs mioches, acceptent la domination improbable de l’avifaune sur la gent humanoïde. Et bien vite,  les humains cessent d’employer des pesticides sur leurs vergers, ne rasent plus les forêts, ne délogent plus les nids au sommet des gratte-ciels, accueillent les goélands, les moineaux, les geais blessés à la société protectrice des animaux, nourrissent les pigeons jusqu’à leur faim et les volatiles étendent leur hégémonie bienveillante : on en retrouve de toutes les couleurs faisant rayonner leur chant de bon matin.

Un harfang des neiges a même quitté l’arctique pour se poser au centre d’une des plus grandes cités industrielles et couve le cosmos du regard. Il ouvre les ailes avec une lenteur complaisante, une confiance renouvelée et antédiluvienne. Il miaule et son regard impérieux paralyserait tous les lemmings de la terre, mais en ville, il est d’autres sortes de gros rats pour tomber sous le charme. Il plonge dans le vide, bat des ailes, s’envole et avec lui –de quelle espèce d’ensorcellement est-il question? – les humains sont aspirés vers le bleu sans borne du ciel, séduits par l’apesanteur, phagocytés par l’infini lorsqu’il devient silence surréel. Les enfants rient en s’envolant, les parents ressemblent à des poules décapitées qui ne savent pas apprécier l’instant présent, mais à une certaine altitude, plus rien ne compte, car il fait si froid qu’on s’ankylose comme par magie et bien sûr, l’oxygène manque. Pour peu, on croirait que les gens deviennent des fragments d’hydrométéores. Plus haut encore, les orifices ont tendance à se vider de la plus belle partie d’eux-mêmes et personne n’est épargné. Il faut bien faire de la place dedans l’être pour y semer les graines aériennes de l’inspiration. Se permettre un aller-simple direction les nébuleuses les plus reculées, quitte à voir tous ses atomes vaporisés et à disparaître de corps et prendre de l’expansion en esprit.  

 

5 janvier 2024

Snoute

« Comment prendre un bol de café en main, s’apprêter à y boire le nectar de la mort, apercevoir l’anse se rompre entre ses doigts, concevoir qu’on aura bientôt un dégât à ramasser et ne pas s’émouvoir, ne pas faire l’éloge de la fragmentation de ces choses du quotidien qui peuvent revêtir l’apparence d’une métaphore et n’être rien d’autre que la façon dont un écrivassier se sent, dans le secret, au plus profond de son petit cœur? Clin d’œil, clin d’œil. Regard de chien piteux cachant son minois entre ses pattes. Couinement de rongeur désespéré dans une cage sans issue. Saveur de la poussière d’étoile où s’effondre la rumeur des années-lumière afin d’accueillir la naissance d’un trou noir impromptu. Allez, soyez pas cheaps les copines, les copains: parrainez le poète qui a frette en hiver. Vous pouvez swiper votre carte de crédit dans la craque de mon corsage. Détrousser pour me couvrir de trésors les trois rois mages (en plus, je déteste l’aristocratie, alors merci!) dans un décor désertique torturé par les rafales. Enwouèye el’ gros : le chauffage ça coûte cher en hiver, mon petit loft de centre-ville sherbrookois en carton a beau avoir la forme d’une boîte, je ne paye peut-être pas de taxe de propriétaire terrestre sur le fond de ruelle où je reste, mais je demeure un pauvre poète qui a faim, qui a frette, qui vend ses recueils de poésie moins de cinq piasses la copie et grâce à l’avarice du capitalisme dont on hésite encore à proclamer l’existence dans ce bon vieux Québec de centre-droit, je paye de l’impôt sur la « quête » et les petits opuscules que je distribue par chèy’, pas chèy’! Parfois, la police me relocalise dans des recoins moins achalandés de la cité, parce que vendre des écrits sur les rues passantes, ça dérange les braves gens. »

On pouvait lire tout ça dans les yeux d’un bleu céleste de Michel, alias Snoute, comme les météoromanciens savent lire la destinée de notre monde dans les projectiles extraterrestres de passage. Et en effet, dans notre beau Québec frigidissime, y faisait froid en titi. Or, j’avais pas un sous en poche (va falloir que j’arrête de tout payer par crédit) pis encore moins un sandwich en main à lui offrir, et l’écrivain itinérant semblait se sentir désespérément seul, ne payait pas de mine, alors j’ai déposé mes lèvres contre les siennes en guise de bâillon, j’ai enfoncé la langue avec la fougue de celui-là qui veut réchauffer celui-ci, explorant la saveur de son dernier repas (un mélange de burger trouvé dans une poubelle, un restant de mégot, un fond de bière tiède abandonnée, si je puis me hasarder à deviner) pis, pis… On n’apprend pas à un vieux singe à aimer. Monsieur le poète m’a envoyé son poing au visage, peut-être pour m’envoyer faire un voyage en astral, les yeux écarquillés, reculant de quelques pas contre un mur qui n’allait le protéger ni de l’hiver,  ni de l’Amour avec un grand A au début et un petit rrrâle coupable à la fin, ni de la tendresse qui grouille dans mes viscères. Je doute fortement quand même d’avoir besoin d’un thérapeute conjugal pour apprendre l’amour. Ce sont les oiseaux qui m’ont enseigné le langage de la douceur, du bout du bec, régurgitant des vers qui rimaient et de la prose qui ne rimera jamais plus dans mon gosier, direction mon cœur, depuis que toi, monsieur Michel, tu es mort dans l’oubli, alors que tu étais un chic poète, et l’élu de ce récit satirique. M’enfin, si on pouvait faire revivre les esprits créateurs en les évoquant, le monde serait un jardin fleuri, printemps ou hiver.

Note d’un olibrius : Michel a vraiment vécu. Il était un poète sympathique. La police du centre-ville tolérait son existence, ne l’a jamais tabassé à coups de matraque que je sache, et c’est déjà pas mal venant d’eux. Il a été suffisamment généreux pour me troquer des billets poétiques contre du vent, un dollar ou parfois contre une pâtisserie. Le partage est une source de sens dans la vie. Il est toujours un peu hasardeux de le souligner, parce que la vantardise est un plat qui se mange seul, aux chandelles, devant un miroir, et ce que j’ai apprécié des vers parfois inspirés, parfois moches du poète, de sa façon de cheminer au centre-ville de Sherbrooke avec une lenteur bien obligée par son âge et les ravages des intempéries, c’est que tout cela transpirait l’inspiration en mouvement d’un nomade de l’instant présent. Partout, c’était chez lui. Pourtant, je ne sais même pas de quand datait son dernier domicile fixe. Rien qu’à regarder Michel, on pressentait que des forces anciennes le parcouraient. Il sentait l’alcool de temps en temps. Il souriait souvent. Les rides de son visage étaient nombreuses, clémentes, suggéraient la beauté de l’âme, et s’il est mort seul à l’hôpital, nombreux sont les jeunes poètes fous du centro à se rappeler qu’il a existé, qu’il a fait mousser les bulles effervescentes de l’instant présent et qu’il s’est contenté de beaucoup, c’est-à-dire d’une sagesse sans prétention, un bien qu’on ne dérobe à personne. Ciao Michel. Tu avais un beau cœur.

28 décembre 2023

Onirisme d'outre-monde

Le point de collision où gisent des métaphores ignées, ardentes, cristallines dans des cratères abyssaux n’est que le début de la trajectoire souterraine de l’aérolithe imaginaire, leur double astral, et qui oxygène le règne minéral des choses stagnantes de l’inspiration des êtres souterrains qui dansent des bossanovas tectoniques depuis la nuit des temps. Comme si la résistance était l’essence de la progression, le symbolisme, les figures stylistiques, les archétypes transcendent l’écran invisible de la misère et rendent leur vitalité aux sens autrement émoussés. Il est impératif de ne plus se mentir : l’inspiration, le talent, la créativité sont la marque de commerce de l’humain d’avant. Le mercantilisme haut perché et le capitalisme sauvage permettent aux psychés de stagner dans leurs usines, lesquelles produisent de l’électronique, de l’acier ou du plastique plutôt que de l’imaginaire et du progrès psychoaffectif. Or, bientôt, ce sera la révolution des masses que le labeur écrase fidèlement, cinq jours par semaine, douze mois durant et chaque année depuis que l’aube et le crépuscule existent. Ils ouvriront leurs bras vers le ciel comme des polatouches et le vent fera gonfler leur membrane jusqu’à faire décoller, planer, virevolter les bienheureux mammifères qui rêvent de ne faire qu’un avec l’éternité. Les étoiles filantes fendent la fresque constellée de ceintures d’astéroïdes, satellites naturels et astres incandescents et les avions volent bas. Faut-il se représenter des masses d’air chaud dans l’espace pour concevoir des avions qui pépient, jabotent, croassent autour de la lune? La danse nuptiale de ces insolites volucres en astral nous réconciliera-t-elle avec notre besoin poignant d’azur, d’air pur, d’élévation hors de soi, du domaine du connu? Parfois, tu sais, il suffit de payer le tribut, de déverser l’or purpurin de ses artères sur les glyphes sibyllines qui forment un cercle profondément enraciné dans la logique sacrificielle de l’élément terre. Et s’il faut souffrir pour scribouiller en tempête sur le papier assoiffé, je m’ouvrirai les veines aux quatre vents avec l’archet de mon violon, dans un silence drolatique ou sifflotant de petits airs profanes et les labyrinthes que formeront ces petits ruisseaux carminés seront autant de passages secrets menant au cœur de la découverte de soi. Le mur du langage s’effondrera sous les rayons du soleil énigmatique qui souligne l’ascendant qu’ont les arcanes sur les esprits qui s’éveillent, les esprits endormis. Tout ce qui croupit dans les entrailles d’une métaphore d’outre-monde est onirique par essence.

15 décembre 2023

Métaphores viscérales

C’est dans la toile scintillante de ses viscères qu’elle a capturé des métaphores météoriques. Elles vivent à présent dans l’obscurité de son ventre. La danse viscérale est ce qui change la pierre de ces figures de style en minéralité plus subtile, cristalline. Ne pouvons-nous pas changer, rien qu’un petit peu? Elle le peut. Déjà, elle couve d’un regard interne et profond des sentiments sauvages qui circulent avec amour pour l’inconnu dans les abysses tout en taquinant les affres de la postmodernité : doute, solitude, anonymat social, carences affectives, abandon. Ces sentiments n’étaient pas suffisamment oxygénés, étaient privés de mouvement et se sont sclérosés, nécrosés, sont devenus de petits artéfacts cancéreux. Et comme elle est un fragment de la sagesse incarnée, elle ressent, vit, vibre à présent. Ses méditations sont orientées vers une homéostasie psychoaffective; elle s’actualise de toutes les ressources de son inspiration charnelle pour rejoindre l’équilibre qui l’attend au plus profond d’elle-même. Des métaphores mortifères tranchent ses tripes avec la vélocité flamboyante de l’aérolithe et elle contemple sa relation à la mort, la souffrance, la solitude à l’approche des derniers instants de vie. Elle s’alimente peu, de thé, fruits et légumes crus, de musique enlevante, danse avec l’énergie qui lui restent, sans que personne ne sache au fond qui elle est. Qui croit en elle? Elle est une étoile filante. Elle n’a besoin de la pitié, de la compassion ou de la foi de personne. Elle a passé sa vie à se faire rejeter, a recevoir si peu d’amour, à exister avec un minimum d’oxygène. La nuit, une entité secrète déchire ses entrailles comme un enfant insupportable déballe ses cadeaux. Qui donc vit à l’intérieur d’elle, et qui lui parle dans un langage si pressant, insistant, tyrannique? Il faut continuer à vivre. Commencer à vivre de toute la puissance de ton intention, de tout ton être. Est-il seulement nécessaire de savoir qui parle au-dedans, dans cette langue antédiluvienne des viscères? « Je souhaite que mes organes internes deviennent des oiseaux et s’envolent absolument loin du chaos primaire qui contrôle mon corps, mon esprit automates. » Elle prend une respiration profonde, à s’en fracasser les côtes, question de libérer ce qui chante depuis la nuit des temps dans sa cage thoracique. Courageuse, elle l’est. Tout commence par une voix intérieure qui se démultiplie, puis ce sont les échos fantomatiques qui tourmentent l’âme, dans tous ses états. Et à force de méditer, danser, chanter dans sa langue verte, elle se donne naissance. Brise les barreaux de cette forêt de cages illusoires. Les gens l’évitent alors qu’elle oscille entre vie et mort, que l’odeur de l’autre monde l’embaume. Et bientôt, les fleurs carnivores qui poussaient dans sa viande deviennent des orchidées de chair immaculées, hiémales, délicates. Les astéroïdes et comètes deviennent étoiles filantes et elle demeure seule avec le silence. Apprivoiser la bête de l’apocalypse est tellement plus aisé que de conquérir la mort et transcender la vie de mille sourires éthérés qui reconnaissent leur émetteur et ne trouvent jamais de receveur. Certaines personnes naissent réellement pour devenir des guerrières, vivant de manière austère, solitaire, sans reconnaissance et survivant à l’absurdité de la vie, de toute leur âme, le souffle anonyme dans la nuit, connectées à leurs sens et sentiments, gravitant à l’épicentre d’un calme psychique surréel, presque inquiétant, et comme c’est prodigieux de lire des poèmes printaniers vivaces derrière l’arborescence de leurs iris luminescents. D’être issu de ce monde et pas d’un autre. D’être toutes, tous, des extraterrestres à notre manière, aux yeux de tout autre peuple des étoiles. Il reste encore à démêler bien des pensées et des sentiments, et parfois, baigner dans le souvenir d’autrui a quelque chose de charmant, et qui fait fleurir l’émerveillement. De jeunes métaphores intersidérales naîtront encore, tant que l’humain aura besoin de déposer l’oreille interne, gentiment, tout contre l’existence qu’il incarne. Et si deux gamins jouant au téléphone avec des gobelets reliés par une cordelette perçoivent plus qu’il ne peut transparaître, c’est aussi parce que les symboles qui vivent en nous sont de précieuses reliques nous connectant aux profondeurs du superconscient individuel, collectif. Ainsi, c’est enivrée de poésie de bon matin que mademoiselle ressent la toile coruscante qui vit à l’intérieur d’elle-même prendre de l’expansion et receler les gouttelettes de rosée de l’inspiration, de l’intuition, des sentiments qui ruissellent au cœur de qui elle se sent devenir. Et l’on est en droit de rêver aux allégories qu’elle créera pour négocier son droit de passage direction un univers de beauté exaltante, de ressenti exacerbé, de communication interne florissante.

26 novembre 2023

Bobluc

La liberté est un sérac méandreux. Habité par de capricants renards bleus, cet amas frigorifié torture les sens en alerte des poètes les plus fous, ceux qui pavanent leur chair onirique, franchissant l’invisible écran qui sépare le monde perceptible de son envers surréel. Et halluciner l’univers dans ce qu’il a de plus délicat et élégant a son charme, oui? Vêtus des grâces du zéro absolu, existant à l’état sauvage, les bardes, femmes de lettres et autres enfants d’Apollon s’enivrent de cela qui est infinitésimalement plus grand qu’eux, qu’elles. Ils ne sortent jamais habillés comme la chienne à Jacques; vêtus de vers versicolores et de lyrisme alcyonien uniquement, bravant les grands froids, ils ont chaud aux prunelles et se baladent d’une oasis sémantique à l’autre, le cœur en caravansérail. L’âme en voyage, ils déchirent le voile des illusions, fantômes phantasmatiques, offrant des lambeaux de rêves aux noctambules de passage, aux amantes inassouvies, aux mioches du pays des ombres et autres esprits. Il est un petit recoin de monde en effet, et éblouissant il faut bien dire, où les habitants paient leur pain et leur vin un petit poème timide ou une odyssée sidérante entre les lèvres. Là-bas, personne n’a jamais faim. L’imagination y a valeur d’or, les joyaux de l’inspiration se cueillent en un baiser ailes de papillon, le talent pousse sur des talus, la créativité s’écoule en cascades mordorées sous un soleil aux rayons de cuivre et, et, et… Bobluc entrouvrit enfin les paupières, songeant qu’il était déjà cinq heures du matin et qu’il lui faudrait enfin aller bûcher du bois sous le couvert de la sylve, question de gagner le petit pain pour lequel il était né, lui qui avait toujours rêvé, dans le secret de sa poitrine, de devenir poète, bon ou mauvais. Or, dans le camp de bûcherons où bossait toute sa famille depuis plus de cinquante ans, on lorgnait le savant mélange de poussière d’étoiles, de lubies chimériques et de rêveries éveillées de ce barbu à chemise carottée avec l’air méfiant de celui qui s’empresse de persifler, satirique et tout et tout : « ô prince des poètes, comment vas-tu prendre femme et nourrir toute ta marmaille, un dédale de rimes dans ton gosier de bûcheron mal engueulé? » Et Bobluc versait des larmes de rasoir, la nuit velue, réalisant qu’il tronçonnerait encore bien des essences, que sa scie à chaîne bâfrerait de l’arbre produit en monoculture pendant des décennies, avant que de sa bouche étoilée ne jaillisse une constellation de vers recevables, et que quelqu’un puisse apprécier. La laine pure qui lui poussait sur les mollets, ses cellules de Québécois de souche, son joual qui cavale, tout cela était une rivière de diamants à l’air libre, aux dires de ses proches et copains. Or, tandis que d’autres compères aussi musclés que lui suaient tout leur saoul sous des montagnes de labeur, chantant des morceaux croustillants de La bittt à Tibi, lui songeait au raccourci le plus réaliste qui le mènerait vers ces contrées où l’on vit de poésie, d’eau pure et d’air frais. Il ressentait un mélange de gratitude et de fatigue antédiluvienne, se souvenant de ces moments de jeunesse où son oncle lui apprenait à faire des nœuds, toutes sortes de nœuds, et réalisant qu’il avait suffisamment de corde bien solide pour que de retour chez lui, il s'en confectionne un bien coulant en guise d’haricot magique menant tout droit au Walhalla et fantasmant l’appel des scaldes morts d’émerveillement, tout au nord d’eux-mêmes.

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