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Le Phonème Bohème
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Le Phonème Bohème
9 juillet 2015

Jack et le haricot magique

-Pôpà!! J'arrive fucking pas à m'endormir! Le train passe, ça fait trop d'bruit! Pourquoi qu'on vit jusse à côté d'une gare de train?

-Parce qu'on est pauvres, fils! Maintenant dors!

-Non!

-Veux-tu une baffe?!

-Non! J'veux une histoire!

-Dors, enfant indigne!!

-Non, j'connais mes droits, genre, à l'école y ont dit qu'on avait droit à de l'amour et du respect pis même de la nourriture, que c'était légitime même! Pourquoi qu'on mange pas ça, de la nourriture, han?!

-Maudite école! Non contents de m'voler des bras pour travailler din champs durant la mousson, y instruisent mes enfants sur des droits que je ne leur connaissais même pas! C'est pas eux qui ont pus d'temps pour fourrer pis pour vivre, pis ça paraît! 

-Aye, aye, aye, MES DROITS j'ai dit!

-Bon, ok, c'est bien parce que ma mère m'a raconté une histoire, une fois... C'était avant qu'elle se suicide, alors j'm'en rappelle comme si c'était hier, grand chanceux!

-Épargne-moi tes lamentations pôpà, c'est toi l'parent dans l'équipe! Sois res-pon-sable pis raconte!

-Booooon! Hu-hum! Il était une fois... Bon, comment t'dire ça mon chou? Dans un petit village d'Ukraine vivait un vieillard. Il ne savait pas lire, sa bouche était pleine de dents cariées qui lui faisaient bien mal et il se refusait à se les faire enlever, car c'était un conteur, et le seul petit plaisir qu'il lui restait, depuis que sa femme Aline était morte, était de conter des histoires aux gens, contre une chopine d'hydromel ou un verre de vodka. Pis pas d'dent ça parle pas fort! C'était l'époque où on se faisait des amis en racontant. Le vieux bougre s'appelait Asviel, un nom atypique pour la région du Nord dont il venait. Un jour, une voisine vint le voir, accompagnée de ses enfants. Elle demanda au vieil homme s'il accepterait de garder ses enfants durant l'après-midi, afin qu'elle puisse compléter son travail.

-Qu'est-ce qu'elle faisait?

-Elle était tisserande, faisait du tissu, brodait, cousait, réparait les vêtements des gens et produisait de belles écharpes et de doux foulards, quand elle avait assez de roubles pour se procurer du bon tissu.

Elle demanda et le vieux conteur accepta. Elle lui promit de lui offrir une jolie chemise avant l'automne, afin de le remercier. Une fois la dame partie, l'homme se mit en devoir de raconter une histoire aux enfants de la tisserande. Il leur demanda: "connaissez-vous l'histoire de Jack?

-Non, m'sieur! Racontez-nous la, s'il-vous-plaît!

-Mais pôpà, ça s'peut pas! Les enfants ça dit pas "s'il-vous-plaît" quand leur mère est pas là! Pis ça joue au GameBoy advance, pas aux contines pis aux devinettes!

-Des fois, j'te lobotomiserais mon chéri! Bon... Jack était un moujik pauvre comme le crisse. À cette époque le dernier tsar n'était pas mort. Enfin, près d'une quarantaine de monarques étaient passés au gibet, avaient été assassinés ou renversés, mais Vladimir 1er n'était pas né. Le communisme n'avait pas encore succédé au régime impérialiste et les gens étaient pôôôvres comme la Sainte-Cignogne de Renée Babouine, laquelle n'avait pas les moyens de s'payer un manteau de plumes pou' l'hiveye! Alors nous v'là aux alentours de 1920 et la famille de Jack prend des bains de misère pour repousser la mort dédaigneuse. La maman de Jack a déjà mangé trois de ses petits frères et deux de ses soeurs cadettes, mais Jack est l'aîné et par miracle, plutôt que de le tuer, sa mamouchka lui demande d'aller vendre Brigitte la vache au marché. Sauf que là, vois-tu... Triste est Brigitte, ses pis pleurent et son coeur s'agite, ses sabots tremblotent et ses côtes s'équeutent, vieillottes. Mais elle fait sa fière, la vache, elle marche la tête haute et sa cloche tinte gaiement pour cacher ses sentiments profonds. Cependant, Brigitte la vache maigrelette est mélancolique, sous sa vieille peau poussiéreuse le Spleen et l'injustice rugissent et s'insurgent: "On s'est faite awouère!!". Le bovidé sait bien pourquoi on l'amène au marché: elle ne donne plus que du lait en poudre depuis des années. Même lorsqu'on la traie dans le sens du pi, à la sueur de sa bouche! Enfin, le jeune Jack arrive au marché central de Pétaouchnok, un trou perdu de petite Russie tout près de Bümpliz derrière la lune et situé assez proche de Satin-Creux-Des-Bas-Fonds.

-C'est où tout ça, papouche?

-C'est n'importe où, c'est des trous! Anyway, Brigitte qui faisait sa fraîche tombe soudain en miettes, à pleure sa vie, à supplie, se lamente, fait toutes les promesses, mais Jack veut pas mourir mangé par maman, fait qu'y cherche un mec, de préférence aveugle et riche, qui voudra bien acheter la bête contre quelques roubles. Malheureusement, tout le monde au village de Pétaouchnok se moque de lui et personne ne veut acheter la bête. Jack se balade donc dans des ruelles malfâmées. Il cherche quelqu'un sur le marché noir qui voudra bien le rein de l'animal ou ses cornes ou son coeur, pour s'en fabriquer un porte-bonheur. Pas cher pas cher! Mais il tombe nez-à-capuche avec un petit bonhomme vêtu tout de mauve et qui joue avec d'étranges poupées, faites d'écorce et d'ossements. Ses avant-bras et son front sont tatoués d'yeux inquiétants. Il marmonne des trucs inaudibles en ricanant. Asviel se dit qu'il a affaire à un vieux fou et se prépare à faire demi tour. Tout de suite, l'homme étrange voit la vache et échappe ses ossements: "Une vache? C'est une vache?!! Je n'en ai pas mangé depuis si longtemps!!"

Jack -Bin là, les nerfs le vieux, c'est juste une vache à moitié morte!

L'homme louche -Je ne la trouve pas si maigre, moi.

Brigitte la vache -Hum, nuance, je suis une vache de descendance royale! Et être maigre, dans notre royaume, c'est la mode, meuuuh!

J -Quoi?! Tu parles, vache?!

B -Oui, je parle! Mais toi et ta vieille n'écoutiez jamais autre chose que votre estomac vide et votre piètre destin! Alors je me taisais.

J -Bon, anyway, une vache de même, ça doit bin valoir un gros million de roubles, han? Han!

H l -Il me faut cette vache! Mais je n'ai que des haricots pour compléter l'échange, et un peu de vodka à partager avec toi, jeune homme.

J -Quoi, des haricots pis d'la vodka? Mais c'est une vache royale qui parle!

H l -En effet, elle parle. Et tu vis dans un village d'arriérés qui crieront ou sorcière ou démon en l'écoutant chanter. Alors, pour des haricots, je te libère du démon. 

J -Non, mais...

H l -Mais si tu préfères je peux appeler les villageois et leur dire qu'une sorcière en sabots vit sous ton toit. C'est-ti pas un bon deal, ça?

J -Grrr, je te maudis vilain monsieur, tu es sûrement un magicien farouche.

H l -Là, tu touches un point: je suis mage à temps plein et ces haricots sont ensorcelés. Ils te porteront bonheur, tu n'as qu'à les planter!

J -Bonheur?

H l -Bin disons qu'y poussent vite, sans eau, sans soleil et sans terre, mettons.

-Bon, ok, je veux bien les prendre tes haricots. C'est mon légume préféré!

-Meuuuuh!

-Je vais enfin pouvoir manger du boeuf envaginé...

-Maau secours!

-Adieu Brigitte! Meurs comme une reine!

Et Jack retourna à travers champs direction sa demeure, des haricots dans sa paluche.

-À présent que nous sommes seuls, ma petite vache, je peux te dire la vérité: je cherche depuis longtemps quelqu'un de digne pour reprendre le flambeau de mon art divinatoire, de façon magique. 

-Mmmagique?

-Magique! Mais tout d'abord, dis-moi, cette histoire d'aristocratie, c'était vrai?

-Meuuuh non! 

-Mentir c'est mal. 

-Bullshit de mage! Tout le monde ment! Par les temps qui courent, une vache qui dit la vérité est une vache morte, m'sieur le magicien!

-Tu verras en t'asagissant qu'avoir le courage de la vérité peu importe le danger et les fous qui t'entourent c'est en soi un art magique!

-Booon, un mage moraliste! 

Le magicien, pour lui-même: "je m'en ferai peut-être un petit steak, finalement!" 

Sur le chemin du retour, Jack marchait d'un pas lent, admirant les arbres et appréciant le chant des oiseaux, prenant le temps de sentir la chaleur du soleil sur sa peau. Mais il avait comme une fringale et tout en marchant, il avala au débotté, quelques-uns des haricots magiques, épicés au wasabi.

-Oh non, j'en ai mangé! J'espère ne pas avoir vidé le sac! Ah, il semble en rester quelques-uns...

Et tandis qu'il continuait son chemin, il commença à avoir les jambes lourdes et à se sentir fatigué. Il ralentissait le pas à vu d'oeil, ses jambes lui semblaient devenir lourdes. Il se demandait si ce n'était pas une autre arnaque du vendeur de fèves. Y avait-il du ghb dans les green veggies? Il ne fallut que quelques heures aux haricots pour se faire pousser des racines qui enchaînèrent le pauvre Jack au sol. Des branches lui sortirent de la gueule, des orbites et des oreilles. Il n'y voyait plus rien. Sa chevelure avait dorénavant la couleur de l'émeraude. Il perdit complètement la perception du temps qui passe, enkilosé, presque dissocié de ce qui se déroulait à l'extérieur de lui-même. Jack, ou ce qu'il en restait, se ressentait à présent plus comme un lieu que comme une personne, davantage comme la partie d'un tout et un tout tout à la fois, et même perméable à ce qui se trouvait à l'extérieur de lui. Jack ne songeait plus à la soif ou à la fin, il les ressentait cependant, comme une flaque d'eau peut éprouver la sensation étrange d'un reflet sur sa surface, à sa façon. Et à mesure qu'il vieillit, les feuillages en expansion de Jack, de ce qu'il était devenu malgré ce qu'il fut, tournèrent à l'orangé, puis au jaune et au brun.

-Quoi?

-Les feuillages! Jack n'était plus. Il n'était plus Jack, mais un arbre, émissaire de Gaïa ou d'un autre esprit des bois. Si un passant ou un chevreuil effleurait Jack, il touchait du bois. 

Entretemps, la population coléreuse, sans avenir ni justice tenta de faire détaler le régime impérial et réussit. L'empereur tomba comme une vieille souche, laissant place au communisme. À la maison de Jack, la maman avait déjà dévoré toute la marmaille. Une vraie ogresse! C'est ainsi qu'elle faisait taire ses émotions désagréables. En bouffant... L'arbre, quand à lui, continua de pousser et son bois de grossir. Le tronc avait de l'envergure, la cime ne se discernait plus parmi les nues. Était-ce une malédiction pour punir les hommes de leur misère? L'arbre se confondait en racines comme d'autres en millions d'excuses. "Pardon, j'existe pour détruire vos cités! C'tu pas d'adon?!" On eut dit un océan de vers de bois grouillants dont la peau d'écorce sarclait la terre, noyant les hommes. Le feuillage hirsute de cette créature boisée étouffait le vol des oiseaux et des premiers avions de la modernité, la lueur du soleil fut capturée par l'arbre et jalousement gardée durant quelques années, jusqu'à inquiéter les cultivateurs et la nation entière. La Russie ne se laissa pas faire: elle envoya ses plus fiers bûcherons et le grand arbre leur répondit par la bouche de ses bourgeons, en leur jetant des fruits immenses sur la binette. Des insectes obèses, ventrus, mesquins et opiniâtres se jetèrent sur les survivants en se disant que c'que les insectes veulent, le grand arbre le veut. Et ils n'avaient pars tort. L'armée s'en mêla alors. Tous les régiments attaquèrent ensemble, l'armée de l'air tira à coups d'obus dans le bois de chêne de l'arbre déchaîné. Écorce trop épaisse. Bientôt, Moscou fut ensevelie, les cités environnantes détruites, puis la nation entière et tous les pays de l'est suivirent, l'Europe de l'ouest à leur suite. Finalement, l'Asie et les autres recoins de la planète bleue durent se résigner à s'éteindre. Car aucune arme ne venait à bout de la volonté diffuse de la cime qui occupait tout l'espace. Certains bipèdes survécurent pour vivre en harmonie avec la terre, mais le grand arbre était un peu bipolaire et dévorait les gens des alentours grace au pH élevé des spores que ses fleurs savaient relâcher. On dit que lorsque le grand arbre avait la migraine, il se comportait comme un cactus. Pour lui, devenu si grand et si solide, l'humain semblait devenu de la mauvaise graine. De l'angrais, voire! Le souvenir de la mort et de l'injustice ambraient son essence coléreuse. L'arbre se souvenait du mal, mais oubliait le bien. Mais wow, faut pas juger les gens, arbre cruel! Les gens vieillissent, souffrent, meurent et toi tu ne sens plus! Ils pensent avec leurs tripes, voient leurs proches mourir, à quoi t'attendais-tu, gros arbre sociopathe?! Chaque fois que l'humanité tentait de se reconstruire, d'ériger des yourtes ou de bâtir de petits villages de campagne, le géant de la forêt exterminait toute volonté de créativité, de communautarisme et de bonheur, le fasciste! On n'entendit plus parler des humains pendant un bon bout, ce qui réjouissait les oiseaux, les papillons et les loups, les canards, les otaries et les nénuphars. Les nuages pouvaient voleter tranquilles, le gazon pousser sans se faire piler sur le dos. Les animaux pouvant occuper davantage d'espace étaient moins nombreux à souffrir de la rage. Une forme différente de paix régnait alors sur terre, excluant le parasite planétaire numéro un, l'humain.

Enfin, la légende raconte que le roi de la forêt tomba en dormance un bon millénaire durant, jusqu'à ce qu'une femme, probablement l'une des dernières représentantes de son espère, vint à la rencontre du grand arbre ensommeillé. Rusée comme un poignard, les cheveux roux, de petites taches de frousseur parcourant son joli minoi, on dit que que son père étati le trickster et que sa mère était la dame corneille, deux entités bienveillantes mais maladroites comme ça s'peut pas. Elle avança vers la cime entourée de brume et de silence, comme une prostituée fourmi en mal de coke devant son pimp, un tamanoir imposant. La jeune femme avait un sourire sur les grandes lèvres de son visage lumineux et des plumes dans les cheveux mais pas de vêtement, sinon une jupe tressée de fougères. On pouvait voir à ses seins qu'elle était dans la trentaine. Elle avait de la bienveillance dans son coeur d'humaine en survivance. Elle vint à l'arbre vénérable et cogna doucement sur son tronc, comme si c'eut été une porte. Le colosse mordoré sembla gémir légèrement -en tout cas son bois trembla- tandis que des racines roulaient hors de terre, de nouveau. Le sol frémit un chouilla et quelques feuilles de la taille d'un boeing lourdement échappées de ses ramures ancestrales tombèrent des cieux et s'écoulèrent lentement le long du tronc, pour aller trancher des montagnes à l'horizon. Une branche claqua contre le tronc, à vif, inquisitrice. La jeune femme salua, toussota, s'excusa, elle tenait un petit oiseau dans ses menottes. Elle parla enfin:

-Monsieur l'arbre sage et gros et vieux, j'aurais un service à vous demander, siouplèèè. On raconte que vous êtes l'esprit de la forêt et que la nature, vous la régissez. On dit que vos branches sont les bras de dieu, que des sylphes se noient et dansent tour à tour dans vos cheveux. On croit aussi que ce qui vient de la nature ne peut être guéri que par la nature. Aussi je vous apporte cet oisillon. C'est mon cousin. Il a l'aile cassée. Il ne peut plus voler. Vous pourriez peut-être le sauver. Peut-être?

Le grand végétal resta de bois.

-Bon, je vois bien que vous ne savez plus parler. On dit que vous étiez humain, dans une autre vie. On voit des vestiges de ce que fut notre nation il y a longtemps. On raconte que vous êtes en colère. Moi, je ne sais pas comment se sent le coeur d'un arbre et si son esprit reste humain. Mais j'ai apporté quelque chose pour vous, un genre de présent, en espérant toucher votre essence de bois profonde. J'ai apporté avec moi une histoire... Si vous voulez bien l'entendre, la voici:

Il était une fois, dans un petit village portuaire du nom de Saline -un petit village comme à votre époque, vous voyez, car il restait encore des villages dans mon histoire- un petit bonhomme qui vivait très très pauvrement.

L'arbre trembla de tout son fût et la jeune femme sentit qu'on la regardait intensément. Elle ne lui arrivait pas à la chenille. L'arbre, pourtant, n'avait pas d'yeux. Était-il courroucé?

-Bon, alors comme je le disais, dans un petit village où les gens subsistaient grace à la pêche, vivait un jeune homme du nom de Jack. Un jour, le père de Jack mourut. Les allergies aux arachides avaient fait des ravages dans son hameau, cette année-là... Or, son père lui légua son dentier, une chèvre surnommée ironiquement "la belle Hélène", portant des vêtements d'officier, probablement en guise de raillerie envers l'armée. Dans une lettre étrange, le père lui demandait de sacrifier la chèvre en l'honneur d'un dieu au nom aujourd'hui oublié. Il lui demandait aussi de semer les dents du dentier en terre. Jack, endeuillé, n'était pas du tout d'humeur à obéir à la volonté de son père, devenu fou quelques années auparavant. Il réussit à se débarrasser de la chèvre sans la tuer, car il ne croyait pas en dieu. Il l'offrit à un officier de la marine qui cherchait une amante à talons aiguilles, lequel lui offrir une petite boîte de chocolat noir en retour. C'était à une époque où il fallait des bons pour se procurer le moindre bout de tissu ou une miche de pain, car le pays était en guerre. Tout était rationné. L'officier avait reçu la boîte de chocolats de sa belle, qui l'avait quitté quelques jours plus tôt...

Un soir qu'il était ivre, dans sa cabane, Jack se plaignait à ses amis que son père était devenu patraque et qu'il l'avait abandonné sans héritage décent. Il faisait parler son dentier entre ses doigts, moqueur et tout, puis se lassa et jeta les quenottes par la fenêtre ouverte. Ses amis rirent à gorge déployée. Sans attendre, les dents s'enfoncèrent dans le sol du jardin comme des carottes et germèrent pour devenir... pour devenir de puissants soldats terreux et parsemés de racines, rejetons d'une époque très tourbe. Ils avaient tous participé à l'agraire civile, ils ne semblaient pas gentils et n'étaient pas là pour jouer aux billes. L'un d'eux cogna à la porte de la maisonnette de Jack avec insistance. Le jeune homme saoul ouvrit et n'en crut pas ses yeux, quand il vit une armée de cent soldats de terre osciller lentement devant lui. Il voulut refermer la porte, mais le plus grand de ces tertres humanoïdes mit sa botte de carotte dans le cadre de porte. Les chevaliers terreux portèrent Jack sur leur dos et comme le jeune homme pleurait, juché sur les épaules de ses oppresseurs, ça sentait le petrichor aux alentours. Le régiment s'enfonça avec lui, sous la croûte terrestre. En un instant, ils étaient disparus comme un burger qu'on engloutit sans respirer et le lieu de sépulcre forcé était redevenu une aimable thébaïde. Les amis de Jack finirent leur soirée dans une taverne et oublièrent l'existence de leur ami, comme par magie.

Hélène la jolie chèvre, quant à elle, avait eu davantage de chance. Son officier était un grand romantique qui lui susurrait des mots doux à l'oreille, à l'éclairage d'une chandelle. Souvent, il lui faisait cirer, brosser, vernir les sabots par de tristes matelots. Il lui chantait des chansons et avait peint son portrait dans un style fauviste. C'était la chèvre la plus respectée -et la plus heureuse- du bataillon! Son amant n'était pas en reste non plus, côté bonheur... Des deux, c'est elle qui portait les cornes, et quand il montait à l'assaut, c'était avec fougue et courage! Tout se déroula bien pendant quelques mois, jusqu'à-ce qu'en haute mer, une tempête éclata. Comble de malchance, des avions japonais attaquèrent le navire de guerre au même moment, impérieux moment! Des projectiles firent mouche, détonnant puissamment et la coquille de noix fut emportée par les flots. Hélène ne fut pas épargnée, son amoureux d'officier appela son nom avant de se manger une vague dans la gueule. Son visage de militaire éclata en morceaux carminés, le reste de son corps ploya et se noya. Coulant à pic, la jolie p'tite Hélène cogna sa caboche contre du corail ou une pierre et perdit connaissance. Des algues lui tenaient compagnie, et déjà de petits poissons la convoitaient. Des algues, de la spiruline en fait, caressèrent son museau et d'instinct, elle en mangea, même inconsciente.

À présent, noble arbre millénaire, seigneur du gazon et des buissons, je me demande si vous connaissez la rumeur, mais on dit que sous les flots de cet océan existait une plante mythique qui, une fois mangée, rendait immortel. Eh bien, Hélène avait de cette herbe aquatique sous la quenotte et c'est ainsi que lui poussèrent des branchies, une queue et une épine dorsale allant au gré des vagues. Hélène était devenue une sorte de sirène. Où étaient passés ses sabots, l'histoire ne le dit. Mais quand elle s'éveilla, Hélène comprit qu'elle était toujours en vie. Elle nagea ainsi durant quelques jours, mangeant des algues et évitant les requins, faisant ami ami avec les dauphins.

Puis les autres chèvres du village commencèrent à lui manquer. Son amant avait vite été oublié, car mêler les races ça il ne faut pas faire, mais quand on rencontre de sympathiques chèvres, on ne peut que vouloir retourner au troupeau amical pour papoter avec ses copines. Hélène remonta donc à la surface le coeur gai et c'est alors qu'elle comprit qu'elle était maudite: à peine les cornes et le museau hors de l'eau, elle eut la sensation d'asphyxier. Peut-être à cause des branchies, elle ne pouvait plus respirer hors de l'eau. Elle retourna dans les bas-fonds, un tantinet démoralisée. Se demanda si d'autres chèvres savaient nager. Elle retrouva le corps de son amant, dépiauté. Faillit se faire bouffer par un grand blanc. Immortelles ou pas, ses papattes goûteraient bon. Le monde aquatique était dangereux du coltar! Des pieuvres armées de fouets et vêtues de cuir voulaient l'attacher avec des algues. Hélène trouvait le monde sous-marin bin fucké et si elle rencontrait Poséidon lors d'une trotte matinale, elle comptait bien lui en toucher un mot ou deux... Elle écoula des jours stressants et vécut en nomade pour fuir la malchance. Et à manné, elle remarqua quelque chose d'étrange, comme un mur mince et troué tout partout, où semblaient danser de petits poissons. Elle eut envie de trottiner en cette direction, faut pas la juger, et se retrouva prise au piège, dans un filet de pêche.

Un pêcheur chinois la remonta à bord et elle frétillait drôlement sur le pont. Tous ses repères étaient de travers, elle ne pouvait pas gambader et encore moins respirer dans l'embarcation. Elle ne comprenait pas le pêcheur quand il parlait, visiblement surpris par sa prise. En plus, la Chine, c'est le monde à l'envers: là-bas, les gens ont la peau visqueuse comme les poissons, car leurs ancêtres vivaient au fond de l'eau. Les hommes dorment en cuillères avec les sardines. Les femmes portent la queue et leurs concubins ont la cuisse légère et l'entre-jambe profond... Le pêcheur chinois salua la chèvre, mais ils ne se comprirent pas. Il la jeta alors dans un tonneau, pour qu'elle survive à son périple. Finalement, dans le village du pêcheur, on vêtit la chèvre comme une déesse sans nom, on la nourrit comme une reine goulafre, on la pria comme un quadrupède omnipotent, ce qui n'était pas tout à fait faux, puisqu'elle était immortelle, je vous le rappelle. Mais l'empereur eut vent de l'existence de la créature étrange, poisseuse, velue et cornue qui ne mourait pas. Il se demanda alors si on pouvait taquiner l'immortalité en mangeant la drôle de bête. Et ce que l'empereur demande, il l'obtient. Hélène fut servie en sauté au shogun, avec une petite sauce aigre-douce, mais à chaque bouchée, elle ne daignait pas mourir. Cela coupa l'appétit au suzerain. Il vomit son immortalité potentielle et on jeta les restes d'Hélène dans le dépottoir attaché à la famille royale, un endroit où seuls les riches un peu pauvres par comparaison aux mandarins du royaume avaient le droit d'aller picosser les restants du shogun. La fin d'Hélène fut moins sympathique que prévu. Et je me demandais, monsieur l'arbre gigantissime, si vous auriez la bonté de sauver mon ami l'oisillon, pour que sa fin soit plus enviable que celle de cette chèvre. 

Comme la femme avait un petit côté fripon, c'était écrit dans son ADN, elle avait su s'exprimer par détours et métaphores, plutôt que de demander directement, mais l'arbre n'était pas con. Il n'était pas né de la dernière graine, c'était un puissant parmi les enracinés! Pour toute réponse, et de par l'ampleur de son feuillage et de l'instinct kamikaze que recelaient sa sève et son noeud, feu Jack, maintenant l'arbre géant, fit dériver la planète hors de son axe de rotation pour l'envoyer valser aux confins de l'univers, lui dessus, dans le soleil! Le grand, le vieil arbre était-il si malheureux? En tout cas, il était plus passif-agressif qu'un vieux moine ayant fait voeu de silence! Et on n'entendit plus jamais parler de cette bonne vieille terre!"

Avez-vous aimé votre histoire, les enfants?

-...

-La prochaine fois, je vous raconterai le récit de Nidhogg le dragon l'invicible mangeur de racines en salades!

-On aimerait aller jouer dehors, monsieur!

Mais à peine Asviel avait-il achevé de conter son histoire que la voisine revint pour cueillir sa marmaille au passage. Elle remercia le vieux conteur de sa gentillesse et retourna chez elle, bras dessus bras dessous avec ses mioches un peu traumatisés.

-Qu'est-ce qui s'est passé après, pôpà?

-Hum, bin la fin est arrivée vêtue comme une reine intergalactique avec des missiles des deux côtés d'la tête pis à l'a criblé d'ogives ceux à qui appartenaient les p'tites oreilles. Elle put alors s'en r'tourner che-z'eux pour dormir du repos du juste, sur son étoile située quelque part entre jupiter et saturne. Tiguydoux? Asteure j'peux-tu aller fourrer ta mère?

-Et m'faire un p'tit frère?

-Es-tu malade toué?! Dors!

-Non! J'veux un p'tit frère ou au moins une soeurette transgenre!

-Wow les nerfs! Si tu veux un mini-toi, va falloir que tu sayes bin plus gentil que ça, pis qu't'ailles travailler aux champs avec ton père! Les cannes de beans pis les caisses de vingt-quatre vont pas se payer tu-seules! Non? Tu veux pas suivre les traces de ton honorable père?

-... J'pense que j'm'en va dormir, là, pis aller à l'école demain matin.

-Pis manger tes brocolis jusqu'à pogner l'haleine du vert?

-O...Ok...

-Wouin, ok! Bonne nuit!

-Tiguydoux!

El' père dékâlisse en quête des chairs de sa femelle et seul reste le petit, dans sa chambre.

-Un jour, je serai un arbre géant pis revenchard pis m'as y en kâlisser une à mon père!

 

 ~ The fin. La fin. ~

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