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Le Phonème Bohème
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Le Phonème Bohème
15 mai 2023

Les petons voyageurs

Notre relation a toujours été nimbée d’ambiguïté, nacrée du venin de tous les possibles. Deux ou trois doigts? Entre toi et moi, la distance se calcule en kilomètres de caresses et de soupirs. Pourtant, tu m’as trompé pour le grand air, les voyages, la vie de bohème. Tu es partie loin, tellement loin de mon cœur qu’il lui est à présent interdit de battre au diapason et que tout me paraît désynchronisé. J’aimerais brandir une brindille fleurie, rehaussée de l’émeraude de feuilles qui jamais ne se flétrissent. J’aimerais invoquer dryades, nymphes, sylphides, hamadryades et océanides dans le seul espoir de manger dans ta menotte de nouveau. Élever une main dans la paume de laquelle toute la magie et les fantasmes sylvestres serait contenus sous forme de baguette et marmonner des incantations inquiétantes ici, émouvantes là et énigmatiques bien sûr, sommant les créatures fantastiques des éléments de la nature de te rapprocher de moi. Mais toi qui sais que savoir rime avec pouvoir, tu es consciente qu’on sait si peu de choses lorsqu’on est sédentaire. Tu as pressenti selon toute logique que le cœur se sédimente sous les pluies acides du quotidien et que les petons prennent racine. Alors pour me venger, mais surtout pour survivre à ton absence, je te métamorphose en troglodyte des tréfonds des grottes abyssales, en triton gluant tirant la langue aux lucioles, en salamandre perdant sa queue à la moindre rumeur de présence de prédateur. Tu es lâche de t’être exilée loin du pays des ombres où les incertitudes de notre union grandissaient à la manière d’inflorescences carnivores. Tu es coupable d’être belle, désirable, indépendante, fougueuse, d’avoir ce grain de beauté à un endroit qui ne se dit pas, d’avoir des taches de rousseur et des yeux vairons et des cheveux châtains et, et! Il ne faut pas oublier de respirer. Ne pas respirer c’est ne pas être et je suis trop orgueilleux pour ne pas être sans toi. Mais pourquoi diantre ne t’ai-je pas accompagnée en voyage au centre de la terre, à l’épicentre des merveilles cataclysmiques qui font de l’orbe terraqué un feu avec lequel il ne faut pas jouer, et pourtant comme tu danses autour du feu de joie primordial, comme tu roules des danses, comme tu peux transmuter la moindre rencontre banale avec l’autre en une danse du soleil! Tu es vile, car tu es absolument irremplaçable. Tu es ma douloureuse moitié, car on n’appartient jamais à personne et tu as bien le droit d’exister. Deux ou trois doigts? Tu les fais disparaître en moi. Farfouilles dans ma bouche tout en me léchant, me mordillant l’oreille, et c’est bien sûr ton spectre, l’espace entre les choses anodines où crépite la logique immatérielle qui métamorphose les sacrifices humains en plaisir de la chair, qui me rappelle les délices de t’avoir connue dans tous les sens, dont celui biblique du terme, et toutes les positions chaleureuses qui nous font prendre feu lorsque l’on sème des tisons ardents à tous vents. Tu es un cataclysme dans l’overdose, je suis un ver dans l’eau et toi l’infinitésimal banc de poissons d’argents qui rêvent de vivre, inexorablement. Or, je peux bien projeter du sens sur toutes les surfaces, les silhouettes, les ombres et ton absence, mais le fait est que tu m’as invité à t’accompagner en voyager loin des entrailles stériles du Québec profond pour explorer tout de l’Asie du sud-est et que j’ai refusé.

-Désolé ma chérie, je désire conserver mon emploi.

-Oui, mais tu détestes l’instabilité d’être chargé de cours!

-L’esprit du voyage est encore plus instable et on ne retrouvera pas un autre appartement aussi abordable au centre-ville de Montréal, si on abandonne tout.

-Et toi qui disais détester le Québec. Tu ressasses toujours les événements du passé, la froideur des gens, leur manque de culture et j’en passe. Viens avec moi. Imagine! Se faire du bien à deux dans le même sac de couchage, au sommet d’une montagne piquée de pins dont la crête rappellerait presque une gigantesque émeraude fissurée. Se faire réveiller la nuit par le souffle d’un buffle ou d’une panthère.

-En fait, je crois que je vais rester ici. Mais je t’attendrai passionnément. Et puis, tu auras un fort où poser les pieds et te détendre quand tu en auras assez de voyager.

-Je compte voyager, pieds légers, au moins une année. Si tu comptes m’attendre aussi longtemps, je t’oublierai dans l’absence ou par la force des ensorcellements du souffle d’un beau barbu dans mon cou. Personne n’est irremplaçable, tu sais.

-Je te souhaite de bien beaux barbus. Bonnes pérégrinations mon amour.

Se laisser convaincre par sa couardise demande du génie. Il faut juste retenir son souffle quelques instants durant, émerger de la peau de ses rêves les plus secrets comme un poil frisé et indésirable et s’écrier « j’existe » alors qu’on patauge dans le non-être. Coller aux instants tous semblables de la vie de tous les jours, régurgiter l’élan qui vient avec l’intuition, fermer les yeux face à la chance qui passe et se faire croire qu’elle ne passe qu’une fois. Or, s’émerveiller de la vie est un concept impitoyable, car on peut apprendre à s’enthousiasmer de la névasse à la fin de l’hiver québécois comme des carcasses que l’on incinère à Varanasi, au bord du Gange. S’extasier devant la joliesse de jardins fleuris, la majestuosité des forêts pluvieuses de la côte ouest, des maisonnettes couleur saphir à Jodhpur. Le réel déploie ses chimères, car filtrer le monde via sa propre perception du monde, c’est flirter avec ce qui était absolu pour en faire une sorte d’hommage au relativisme exubérant d’une époque où la postmodernité refuse que l’on se définisse franchement.    

Je t’hallucine entourée de manouches pas farouches qui dévorent ta fleur sacrée comme des princes aux muqueuses chryséléphantines serties de rubis, de diamants, de joyaux à l’éclat inénarrable. C’est comme lorsqu’on est gamin et qu’on déforme le réel au point d’imaginer un monstre et ses milliers d’yeux sous le lit ou dans le placard. J’aimerais baigner dans la lumière, mais me sens comme l’avatar des choses bossues et difformes sur terre. Le petit bras qui pend au milieu de mon front d’envoie la main puis essuie mes larmes pures et cristallines. Comme je suis une bonne personne, bien emmitouflée dans la banalité du quotidien, je me représente toutes sortes de scénarios féeriques. Il y a celui où tu reviens au Québec, enceinte de milliers d’amants qui t’ont tous abandonnée. Alors, j’ouvre les bras et tu peux lire un peu de réprobation, mais aussi de la miséricorde au creux de ma prunelle affamée de toi, de toi. Il y a cet autre synopsis où tu finis par te faire voler toutes tes économies et tes cartes d’identité et ton passeport après t’être fait droguer dans un bar malfamé de Bangkok. Tu parviens à revenir chez toi in extremis, à bord d’un paquebot où tu luttais chaque jour avec les rats pour un quignon de pain. Alors, je te prépare une poutine où se mêlent tes larmes, ta morve, tous les fluides corporels des regrets éternels, tu vas prendre une douche et puis tu enfiles la robe qui traînait dans notre nid d’amour –et que je portais en cachette tous les dimanches après-midis, car je ne suis rien et bien moins sans toi– et nous faisons l’amour comme des bestiaux romantiques en écoutant des chansons d’Arthur H comme nous enterrons sous nos gémissements écarlates et la jouissance des anges cosmiques du plaisir en lesquels nous nous réincarnons, après que d’avoir été pulvérisés par les éclairs fulgurants de la monogamie grasse, dans son bon droit, exubérante. Enfin, il y a ce tissu narratif de mensonges où je me rassure, poussé aux portes de la folie, en imaginant que tu tombes du haut d’une montagne où tu batifolais avec les condors durant l’ascension, et c’est dix mètres plus bas que tu te souviens que tu as une maison bien à toi et que les personnes devenues quadraplégiques, ça ne vole pas bien haut. Comme tu avais une assurance que ta maman avait insisté pour payer, tu es rescapée par hélicoptère jusqu’à l’hôpital pour touristes le plus proche, puis rapatriée dans la belle province. Ayant pitié de toi et me sentant ému du fait que, paralysée du coccyx jusqu’au cou, il ne te reste plus que la parole pour t’excuser d’avoir ainsi fui la couche nuptiale et en bon samaritain qui pardonne tout, j’ouvre les ailes sur mon vol, je te fais face les bras en croix et tu observes tout ça en contre-plongée, de ta chaise roulante, et j’arbore l’érection de la victoire. Tu es mienne. Mienne. Ma dulcinée à moi. Ma poupée vaudou, mon jardin à clous, le miroir perforé où s’enfonce mon regard, à l’infini.

Je sors la tête de ce songe éveillé. Toutes les bonnes choses ont une fin. J’ai toujours une érection juteuse, croustillante, arrogante. Je sors un instant acheter des clopes au dépanneur du coin, cependant qu’un camion-citerne percute au même instant un poteau après que le conducteur ait tenté d’épargner un chaton qui traversait la rue. On peut entendre une explosion. Déflagration causée par l’impact, une étincelle et les gaz inflammables contenus dans le ventre de la bête de métal. Pour peu, je brûlerais presque vif. Je sens ma peau fondre. Ma vision s’embrouille. Je tombe à genoux au sol et m’avalanche de tout mon long dans cette flaque constituée de mes tissus adipeux. Les pompiers arrivent peu après. Maîtrisent l’incendie. Quelqu’un m’éteint. Je ne suis plus que brûlures au deuxième et au troisième degrés, mais je me survis, ainsi qu’à l’asphyxie. Apprenant la nouvelle de ma mère, tu reviens de ton périple en achetant un billet à prix d’or. Tu verses des milliers de larmes, toute une forêt tropicale de précipitations de la nature la plus pure qui soit sur mes plaies, sur mes brûlures. Tu baises mon front de créature distordue par l’espace-temps lorsque les atomes crépitent et tu me nourris à la petite cuillère de ta tendresse, moi qui ne suis qu’un enfoiré de plus à vivoter sous la voûte céleste. M’épouseras-tu? Je n’ose proférer la demande. Tout ceci est si lourd à porter. Je t’entends hurler, sangloter et régurgiter aux toilettes. J’ai encore toutes mes chances, n’est-ce pas?

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