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Le Phonème Bohème
Le Phonème Bohème
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Le Phonème Bohème
7 janvier 2024

Volucres

Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, les forces profondes de l’intuition convergent toutes vers une direction unique : la psyché éclectique d’une Baba Yaga superstitieuse qui entrevoit, à travers les brumes d’un songe éveillé peut-être magnifié par l’abus d’opium, un bien sombre présage : un nuage noir grouillant de créatures de l’élément air et qui approche à une allure fulgurante. Elle s’empresse d’avertir son gouvernement du mauvais sort qui guette, les implore d’avertir les dirigeants de toutes les nations, et l’on s’amuse à outrance en écoutant son récit. Certains prennent même un verre de vodka en l’écoutant et rient aux éclats. Elle passe à la radio communautaire du coin reculé de Russie où elle vit. Les cotes d’écoute explosent et on lui suggère bientôt de produire un roman de fiction autour de ses révélations, et personne ne la prend au sérieux. Elle rentre dans sa cabane au fond des bois, pleure dans la fourrure de son écureuil de compagnie, puis l’un de ses corbeaux boit ses larmes. Elle maudit la bêtise des hommes en mettant de l’eau à bouillir et se fait une tisane à base d’herbes médicinales qu’elle a elle-même cueillies dans son potager. « Personne n’écoute les vieux, de nos jours. » Elle plonge les pieds dans un seau d’eau chaude en bois et soupire d’aise, clos les paupières.

***

Blues dans un igloo. Des pingouins voyeurs formant un monticule épient dans le secret Aigle dur comme un roc, tandis qu’il fornique avec Acrobatique palourde des bois. Orgasmes paratonnerres pour l’âme s’ensuivent. Quelque chose croupit dans l’ombre de ces deux quidams. De celui qui téléguide ses spermatozoïdes kamikazes au cœur de l’utérus de mam’zelle. De celle qui s’en veut de trop aimer. Enfin, à force de se lécher mutuellement la tronche, la figure d’Aigle formant un méandre avec celle de Palourde, quelle forme de créature peut bien n’avoir plus de ventre et deux colonnes vertébrales? La bouche cousue contre celle de l’être aimé et respirer malgré tout? S’enfoncer dans l’autre, s’interpénétrer et ne pas rougir. Oh? Si, ils rougissent. Un pingouin n’a jamais rien vu de si beau, de toute sa vie de pingouin, et pourtant, tous les membres du groupe se rappellent de Rodrigo, manchot de son état, qui échappa miraculeusement aux mâchoires d’un orque affamé, dans les eaux glaciales, alors qu’il faisait toujours noir dehors, et de la beauté de la vie.

***

J’aimerais avoir des pouvoirs psychiques pour deviner ce qui croupit dans les ténèbres de ces deux olibrius. Alacrité intellectuelle, symbiose avec l’envers du réel, homéostasie psychoaffective, jubilation neuronale, maîtrise parfaite de mes ondes cérébrales, télépathie; toute la patente.

Pour m’entraîner, j’écoute une énième fois les notes de Marche funèbre taquiner le vivant au décollage, volucres de malheur, dans mes écouteurs. Elles se sont envolées en même temps que l’automne. Fissure dans la neige. Sarcophage des résidus de chlorophylle momifiés. Une feuille flétrie dans la névasse, entre l’asphalte et le grand ciel bleu que les nuages envahissent tel des virus de haute voltige. Une feuille ressemblant à ton visage. Qu’il fait bon se haïr quand on s’aime.

Des pouvoirs psychiques, oui. Pour lire dans ton cerveau et dedans ton cœur. Avoir suffisamment de courage, de chance, de brio pour y déceler de la beauté. Te voir tout entier, m’émerveiller de qui tu es, être témoin de toutes tes couleurs, tes clairs-obscurs. Cependant que je ne suis qu’un courant d’air froid en hiver, te rappelant la sororité incendiée, ta grande sœur aux os déflorés par le temps. Tu regardes dans une flaque de boue à demi frigorifiée. Mais ni chaud ni froid, c’est l’effet que te fait le réel dans ce paysage hyperboréen. Reflet difforme, fragmenté, au comptoir des surgelés. Ce que te fait l’absence de la vie. D’autrui. Puisque tant d’années ont coulé sur le dos des canards jusque sous les ponts où vivotent de troglodytes itinérants. Il pleut et neige en même temps. Tu n’as oublié ni ton ombrelle ni ton écharpe, preuve que lorsqu’on transcende les événements du passé grâce au secours de Chronos qui moissonne les secondes ainsi que des lubies, on peut trouver refuge dans de petits instants de confort. Pourtant, élégamment, à quelques centimètres sous la perfection de cette cage thoracique qui semble presque ne pas avoir subi les outrages des sentiments lourds à porter se trouvent les traces de désastres sismiques. Comme quoi la souffrance sait être plus qu’anonyme; délicate, d’une douceur extrême, d’une sournoiserie cataclysmique.

Les courants d’air d’ici et d’ailleurs sont un petit peu poètes, philosophes et même psychologues à leurs heures. Ils croient exorciser les joies et les peines avec leurs ambitions saugrenues, mais tout cela n’est que du vent. Le vent croit avoir découvert l’interstice, l’articulation entre vie et mort, le couloir mortifère par où passer pour se renouveler, se surpasser. Et les orbites ne sont que des trous dans un crâne, qu’orifices dans ce qu’il reste d’humain lorsque le corps cesse de se mouvoir et que toutes ses cellules et donc, la plupart de ses atomes, se sont évaporés, c’est-à-dire minéralité, cristallisation mise à nu, décharnement de la prétention à vivre hors du potage cosmique composé de pétrole pestilentiel, de combustibles fossiles, d’énergie primitive. En ce sens, difficile de dire si le vent qui passe est un suzerain capricieux se jouant des avions comme de modèles réduits ou un émissaire des petits êtres ailés qui en font leur terrain de jeu funeste ou joyeux.

***

-Je suis grotesque. Abominablement. Une aberration. J’ai… tué, et tant de gens! Rrrrr…

-Mais qu’est-ce que tu racontes, Bibiset, pffuit? T’es qu’un simple pigeon. Rien de mal à ça, remarque. Mais qu’un pigeon, pffuit. L’as toujours été et le seras tant que les chats du quartier auront mal aux dents, pffuit!

-Tu peux bien rire, Siffleur, mais la nuit dernière, j’ai fait un rêve prémonitoire, rrrooouu. Un tunnel d’où des exhalaisons putrescentes se faisaient sentir menait  jusque dedans les tréfonds de mon âme scabreuse. Là-bas, il y avait des humains découpés en morceaux par cet autre moi, un être à la silhouette humanoïde, et qui ricanait de temps en temps. Coupant un doigt au sécateur par ici. Mutilant des parties génitales par là, rrrooouuu. Défigurant des gens affamés qu’il avait kidnappés quelques jours plus tôt, et dont il ignorait jusqu’au nom. Des jeunes gens faisant du pouce au bord de l’autoroute, pour la plupart, rrroouu.

-C’est vrai que ça donne pas vraiment envie de rester sur le même toit que toi, l’ami, pffuit!

-Tu vois bien! Quelque chose de vraiment tordu vit à l’intérieur de moi. Un humain, rrroouu. Et cruel en plus.

-Mais cesse de t’anathémiser un peu ainsi. C’était qu’un rêve. Une représentation hallucinante d’un « réel » imaginé de toutes parts tous côtés, pffuit, mais un songe malgré tout.

-Sauf que ce matin, en m’éveillant, j’avais le bout des ailes purpurin. Tu vois bien!

-Mais de quoi tu parles? Tu as toujours eu le bout des plumes mauve rougeâtre.

-Pas de cette pourpre inquiétante et qui fait se sentir sale. J’ai la mort au bout des plumes, mon cher ami.

-Tu es vraiment tordu de chez tordu. M’en vais je te dis pas où, manger des graines en plus agréable compagnie, pffuit. Pas la peine de me suivre, misteur l’assassin.

-Et voilà; comme dans mon rêve, je perdrai tous les gens que j’aime à cette rage qui vit en moi, rrrooouuu.

Une ombre s’envole et un pigeon reste seul, réceptacle de plumes et de duvet s’embourbant à vue d’œil orange dans cette marée cadavéreuse qui l’habite. Des parasites ont-ils bouffé sa cervelle de moineau? Il évolue dans la cité, petite gargouille organique perchée sur les clochers et faisant parfois sur l’épaule des passants. Il contemple avec une frayeur respectueuse la pourpre de son aile. Or, est-ce si douteux d’un point de vue éthique de se fondre dans de nouveaux mouvements de l’âme? Et si Bibiset incarnait une voix alternative du superconscient individuel ou collectif, n’aurait-il pas ultimement le devoir de laisser infuser cette nature fissipare et de se devenir, plus que pigeon encore, en quelque sorte le lien invisible qui relie chacune des articulations d’une constellation entre elles, pour générer du sens, terrible?

« Si je ne suis plus que le monstre de mes viscères hurlants, vol fulgurant, intentions meurtrières, c’est que ce monde a été conçu par une déité absurde, païenne, maléfique, rrrrooouuu. Je serai un pigeon de fange, un oiseau de mauvais augure, une mésange de la mort, et donnerai des noms d’oiseaux au vivant avant que de lui picorer les globes oculaires hors des orbites. Suffit, maintenant. Trouvons-nous une cible tissant un lien entre réel, envers de la psyché et univers onirique, question d’exister un peu. Rrroouuu. »

Un pigeon d’argile peut-il devenir prédateur?

***

Un peu partout en Inde, c’est la fête des couleurs. Tu te balades armé d’un pistolet à eau parmi la foule ivre d’amour et de chair fraîche. Tous ces jeunes Indiens ne rêvant que d’une chose : palper de la femelle occidentale pendant qu’elle grouille et palpite, exubérant symbole de plaisir gratuit. Pas même mariées, légèrement vêtues, se baladant seules au marché, ce sont des proies faciles pour les doigts tentaculaires des mâles infantiles qui palpent tout ce qu’ils peuvent de ce que l’Occident a gentiment exporté jusque chez eux. Un pistolet à eau dans lequel tu as mélangé de l’acide sulfureux et des pigments au goût du jour. Tu barbouilles les passantes de cet amour versicolore en bouteille en t’écriant « Faites un vœu! » et la vie est d’une douceur incommensurable derrière tes prunelles d’onyx. Tu aimes les femmes comme tu peux, éternel itinérant psychoaffectif de la vie, et tu les aimes énormément. Tu régurgites soudain tes viscères. Ils te sortent par tous les trous. Ils s’agrippent à tout ce qu’ils peuvent. Étranglent ces minettes de pas même vingt-cinq ans. Tu sais comment les gens sont. Cela pousse des hurlements par ici. On s’enfuit, hystérique, par là. Abandonnant quelques minettes entre tes protubérances poisseuses. Strangulation. Bris des os. Soulèvement de jupe, tout naturellement. Tout à coup, elle avance à contre-courant de tous ces poissons pas de tête, la lutteuse masquée. Dans ses iris smaragdins brille quelque chose qui est tout à la fois élégant, noble, indécent. Elle t’enlace malgré l’enthousiasme de tes protubérances turgescentes, te soumet à la prise de souplesse et te projette, jeune terroriste libidineux, la nuque la première contre le sol. Comme il fait bon se fragmenter au contact de la beauté algide des femmes modernes. Des pigeons quittent le sol. Des pigeons dont le buste arbore des couleurs éclatantes.

Tu t’éveilles par un matin québécois enneigé et ta douce amoureuse, Isabelle, doigte, triture, pistonne des recoins stratégiques de ton anatomie, de ta géographie sensorielle tout en te prenant en bouche. Elle sourit. Contact oculaire te mettant mal à l’aise. Et que reste-t-il de ta masculinité féerique, amant papillon, alors que tu pleures comme une fillette les larmes du bonheur et que ta chenille velue gigote, grouille, gesticule en tous sens, ne refusant ses glaires tièdes à personne? Quelque chose d’archaïque en toi aurait-il perdu de son lustre? Tu n’en as rien à foutre, pardi.

Visité par l’oiseau-lyre, animal fabuleux du délire ardent, tu espères de tous les pores de ton être, de toute la luminescence de tes atomes que ce songe éveillé ne cesse jamais.

***

Pour peu, il souhaiterait être crucifié sur place, tellement il aime cette position inspirée d’un christ sylvestre, faisant un interminable câlin au plus grand arbre de la forêt. Dans les entrailles de Montréal, cité grise, algide, stérile aux âmes poussant comme du fongus parasite, il avait de la bouillabaisse cryptogame plein la cervelle. Exhalant un souffle sporagineux semblable aux volutes d’une clope, il croupit maintenant dans la sylve, se confond avec toute une variété de champignons hallucinants, phosphorescents, chromatiques. À chaque expiration, un peu de rigidité psychique s’évapore et l’essence des arbres des environs le protège des décharges électrostatiques de son propre esprit dégénéré par une vie de goule à sucer le jus de cadavre que sont les mots cacophoniques, les pensées tangibles et les ondes cérébrales de ses semblables. Il a de petites antennes. Ressent tout des affects humains, de l’anxiété ambiante et la médiocrité des propos vains. Maudit soit-il. Pourtant, au cœur de ce macrocosme forestier et sauvage, il laisse son cerveau méandreux pour mort et s’enivre de cette relique éphémère de la biodiversité qu’est la flore boréale. Il espère fusionner avec l’écorce. L’étreinte s’éternise. Se souhaite obscuricole. Il est si attaché à ses représentations de la nature épargnée par les hommes qu’il n’entendrait même pas approcher cet ours noir. Enfin, comme si c’était possible. Crac. Une branche qui se casse sous le poids. Un niveau des yeux : marque de griffes sur le tronc. Un grognement se prolonge. La bête n’est pas si confiante. Sa proie pourrait s’enfuir. Alors qu’elle blesse ce randonneur inopportun à la cuisse, elle commence à déguster la chair humaine coruscante comme de la confiture de rubis. La vie est douce, en ce dimanche après-midi. Fuck la cuisine moléculaire, comme disent les bûcherons. L’ursidé absorbe de l’écologiste hurleur le sang, les cellules, et les atomes bien sûr aussi. Il fera bientôt partie d’une logique universelle qui ne discrimine personne et deviendra infiniment plus grand que lui-même, ce que bien des bobos montréalais sauront découvrir aux nouvelles, émus et jaloux, secrètement. Des corbeaux s’envolent en songeant qu’ils s’apparentent aux geais bleus et que les sales mioches de banlieue ne jettent pourtant pas de pierres à ceux-ci. Des hurlements lapidaires couronnent la forêt d’une noblesse éthérée. Ses habitants aériens exécutent des vrilles en l’air avant de se poser dans les entrailles du bonheur réinventé.

***

-Ça y est! Je suis si excitée! J’ai toujours rêvé d’invoquer un démon!

-Calme-toi un peu! Rien ne prouve que cette incantation aura plus de succès que les douze précédentes…

-Treize est le chiffe du bonheur. Allez : tranche le cou à cette poule noire et récite la formule tragique, comme je te l’ai montré.

-D’accord, d’accord.

Bok bok, boklààà!

-La ferme, saleté de volaille! Tranche, tranche, flic, flac.

Une silhouette semble tenir le cou d’un poulet hystérique entre ses phalanges. Lui coupe la tête avec un hachoir rouillé à la lame émoussée. Une poule se met à courir sans l’ombre d’une tête.

-Hu-hum : Azazel, Azazel, Azazel-zel-zel, viiiens parmi nous, parmi nous, par minou, nounou! Méphisto, Méphisto, Méphisto ou tard, Tartare, Belphégor, belle fée gore, belle fée gore, gore, gore, deviendra, deviendra, deviendra-dra-dra… mandragore –j’les adore! On boira du djinn tonique, gin tonique, nique, nique! Avec Belzébuth, belles et putes, belles et putes, putes, putes!

-Tu pourrais y mettre plus d’entrain, tout de même! C’est sensé être effroyable, de la façon qu’on le dit!

-Ton chant démoniaque ne m’inspire que peu. Voilà tout. Tu as écrit ça sur un coin de comptoir dans une cantine graisseuse, avoue.

-Mange mon smegma, chien!

-Tu es une femme, tu n’as pas de…

Bok bok boklààà!

-Tiens… une poule pas de tête a fait du bruit.

« Une poule noire sans tête, il faut bien avouer, c’est tout de même un peu cliché », de dire daredare une paire de mâchoires éructant d’un cou animal, pour devenir un visage obscur aux prunelles scintillant dans les entrailles polissonnes de la nuit. Toutes les chandelles s’éteignent de concert.

-Alors, prêts pour une rencontre du six cent soixante-sixième type, les enfants?

-Écoutez, démon, pas besoin de vous la péter, rien que parce que vous êtes le diable. On vous a invoqué pour que vous réalisiez notre rêve. En échange, vous êtes libre de dévaster la terre, d’y semer le chaos et de moissonner toutes les petites âmes que vous voudrez.

-Dévastation, chaos, récolter des âmes… Mais qu’est-ce qu’on vous raconte comme conneries dans vos églises, vos petits bleds pourris, vos charmantes familles, à propos de mon enfer chéri? Se faire exproprier du paradis pour entendre cela! Enfin… Si Lucifer pouvait réaliser n’importe lequel de vos souhaits, où en serions-nous? Quelle espèce d’asticot fricote à présent avec votre psyché, se creusant de savants labyrinthes parmi vos méninges?

-Je souhaite devenir la plus grande des violonistes de ce recoin des multivers. Peut-être qu’un violon enchanté pourrait le faire, oui? Je vendrais gaiement mon âme pour faire danser le cœur et les pieds des gens jusqu’à la fin des temps.

-Je désire par-dessous toute chose devenir le plus inspiré, le plus talentueux et le plus créatif de tous les danseurs de ce bout de cosmos malfamé. Je veux voir l’émerveillement danser dans la prunelle des gens, lorsque je serai sur scène. Peut-être des souliers magiques pourraient m’y aider, non?

-La petitesse d’esprit des humanoïdes me répugne un peu, mais permettez que je sois un miroir pour vos attentes les plus sincères, puisque le récit individuel de l’une complète celui de l’autre. Toi, mon petit, tes bras deviendront des archets et tout ton corps, un instrument de chair. Quand à toi, ma belle, tes pieds joueront la plus douce des mélodies rythmiques au sol, destinée que tu es à présent à rendre tout un chacun jaloux de la plante de ton anatomie maintenant mirobolante, prodigieuse, hallucinante.

-Mais… ce n’est pas ce que j’espérais! Où sont mon violon chéri et l’archet endiablé de mes rêves?

-Je voulais danser à tue-tête, avec brio, pas être les notes elles-mêmes.

-Eh bien, il reste toujours une solution d’apparat pour vous, braves gens : il détient l’essence de ton rêve et elle, les contours de tes aspirations les plus sincères.

Mademoiselle prend alors une bouteille qui traînait par terre et monsieur, une chaise en bois. Ils s’entretuent, déchirent l’épiderme de leurs désirs mutuels consciencieusement et à la fin, plus rien ne reste que des amas de viande humaine dans une petite cabane en bois, que le diable recycle, puisque c’est dans sa nature, leur redonnant vie sous forme de corbeaux au regard nébuleux et plein de hargne. Il leur faudra du temps pour digérer les vanités humaines et se souvenir que les contraires, les contraires satyres. Cogiter et ressentir un peu et s’apercevoir que parfois, rien que des fois, les étoiles filantes ne sont pas des charognards carburant à l’espoir d’autrui et que ce sont les attentes secrètes et leur ascendant qui ternissent leur éclat.

***

Ta silhouette d’outre-monde. Ta silhouette penchée au-dessus d’une mare de thé où se réverbère la solitude de ton sourire désolé. Tu t’abreuves à cette moire paisible de tout le troupeau assoiffé de tes atomes effervescents. N’y a-t-il pas de fin à cette traversée de la mer rouge séparée en deux, portant une croix de martyr sur l’épaule? Tu es mignon lorsque tes iris céruléens abandonnent leurs prunelles à l’infini qui se trouve dans les instants passés à rêvasser, hanté par d’énigmatiques interrogations qui ne t’appartiennent presque plus, monsieur karasu-tengu. C’est comme cela que t’appellent les enfants du quartier, depuis que tu as offert une bande-dessinée japonaise parlant de yokai, du peuple des corbeaux hominidés vivant dans les nuages et d’émerveillement transcendant le quotidien. Tu as des cernes aile de corbeau, les cheveux cendrés et tu ne portes ni mini-jupe ni escarpins rouges les dimanches après-midis où tu t’ennuies, car à la vérité, tu les passes, bénévole, à survoler la couche des patients de la maison de soins palliatifs de tes oraisons d’une douceur tranquille et pourtant infinitésimale comme le murmure des ruisseaux qui explorent la terre depuis des millénaires et dont tous ont oublié le nom. Tu es un passeur d’âmes. Dans une vie antérieure –est-ce dû à un trop plein d’humilité torturée ou aux premiers balbutiements de la folie? – tu es convaincu d’avoir été un monstre. Ainsi, tu gesticules avec une lenteur incomparable au cœur de l’instant présent, pratiquant le tai chi, la méditation zen et le reiki ou l’une de ses variantes postmodernes revisitée à ta façon toute personnelle. Aujourd’hui est un autre dimanche. Tu prends l’autobus. Tu écoutes l’Océan et les Fantaisies de Chopin au gré des virages. Le chauffeur de bus existe-t-il sur le mode automatique, en pleine conscience ou avec une concentration rayonnant au rythme des ondes bêta autour de lui? Nul ne le saura jamais. Tu t’extirpes du bus malgré les corps qui somnolent comme des branches décharnées dans un marais méphitique et te dirige vers l’aile de soins palliatifs de l’hôpital. Il est tôt le matin. Tu as bien nourri ton chat de tendresse, un minet blanc aux yeux vairons, médité en position du lotus une heure durant, avant le lever du soleil, et ton thé te tient encore au chaud. Tu es prêt à faire roucouler l’âme du destin. Tu pénètres les infrastructures partiellement recouvertes de névasse alors qu’il neige des étoiles filantes anémiques, déluge de fleurs hiémales d’une blancheur inquiétante. Rien n’est sacré en ce pays. La déneigeuse emporte ce qu’il y a de plus beau dans son ventre et laisse un silence absolu dans son sillage d’escargot mécanique démentiel. Tu butines d’une chambre à l’autre, écoutant avec bienveillance les paroles de gens qui n’ont plus très longtemps à vivre. Tu emportes dans le sac à pollen de ta mémoire leurs historiettes personnelles, des sentiments précieux, une ambiance indicible et délicate, des impressions et pressentiments vivant dans les viscères, un regard ou même une expression faciale dont tu te demandes un instant si son ambre se liquéfie comme la sève ou si les marques du temps sur ce visage se fossilisent. Et tu connais la formule ensorceleuse qui élucubre des ponts d’énergie psychique subtile entre l’univers des vivants et celui des esprits voyageurs. Lorsqu’à la demande des patients tu approches les lèvres de leurs tympans et croasse, que tu tisses un amphigouri alambiqué et regorgeant de musicalité, que tu murmures le chant des corbeaux à celui qui peut bien le percevoir, l’entendre, perspicace, leurs forces rayonnent une dernière fois et s’élèvent, vaporeuses, parmi les strates du vaste monde et direction l’éther. Les traits du visage qui se relâchent, l’anxiété ou l’appréhension qui quitte le corps s’apaisant, la respiration qui redevient saine et aisée quelques instants, l’œil qui brille d’une lueur arborescente, tu es l’héritier des derniers instants d’expression animique de gens qui iront rejoindre une parcelle tellement confortable et rassurante de l’éternité. À ce moment, quelque chose pulse dans la poitrine d’autrui, quelque chose scintille dans l’immensité incommensurable de la nuit, dont tu es le témoin privilégié. Tu es le charognard céleste, le chemin de chair qui s’ouvre sur un gouffre où les âmes vont foisonner en quête d’expériences hors du corps, de voyages initiatiques en astral.

***

C’est un matin frais et brumeux. Plus d’une colombe s’enfonce inexorablement dans son plumage. Pour bien des habitants de la rue, c’est la toux grasse qui guette. Et puis, sans crier gare, c’est l’éclat fulgurant résultant de la fragmentation de la réalité telle qu’on la connait. Un itinérant ivre de folie gesticule dans un parc, il psalmodie, jusqu’à-ce que des oiseaux rares sortent de sa tête comme un arc-en-ciel de sang et de plumes. Un mioche. Songez qu’un mioche jouant avec ses céréales éclate. Sa tête, pour être sincère. Éclate. Giclées corail sur ses parents abasourdis. Dans une résidence pour personnes âgées, une petite vieille regarde par la fenêtre, ayant oublié d’enfourner son dentier. Quelque chose hulule au-dedans. Un volatile nocturne sors de sa bouche aux lèvres gercées, dont les commissures se déchirent jusqu’aux oreilles. Puis c’est tout un volier, un escadron sauvage qui se jette contre le pare-brise des hélicoptères, les réacteurs des avions, emportant dans leur poétique élan de courage bien des civils.

Il ne faut pas beaucoup de temps aux citoyens pour se rendre compte que les piafs volent bas, et en nombre grandissant. Pour contenir l’onde de chaos qui s’annonce, les gens de pouvoir et d’autorité s’organisent d’un commun accord pour riposter contre Mère Nature. Les dirigeants des armées comme des guérillas décident de s’opposer farouchement au mouvement aérien. Plus on leur met du plomb dans l’aile, plus on s’aperçoit de l’expansion que prend cette tribu aviaire, sorte de houle biologique absorbant les coups de feu de cette joyeuse bande de tireurs fous. C’est comme s’ils provenaient de lieux méconnus, infestant les cheminées, les gouttières, les greniers par milliers, par milliards. Étant certaines de faire mouche parce qu’on fait son nid dans la bouche des chars d’assauts, les forces armées gaspillent poudre et munitions dans cet infini nuage de chair à canon. L’artillerie et l’infanterie combinées ne suffisent pas à faire fuir le peuple du ciel de leurs salves incessantes. Pinsons et corneilles, quetzals resplendissants et paons, dindons et perruches ne cessent de déferler, prenant pour domicile le toit des maisons, la voussure du portail des plus hautes cathédrales, mais aussi le jardin ou l’aire de parking des braves gens.

Un gamin mentionne la joliesse de leur vol à sa maman, qui lui fout quand même une de ces gifles. Un autre rejeton souligne le charme de ce florilège de chants qui semblent produire des harmonies, instinctivement. On est heureux que la police ne soit pas passée par là au même moment. Un enfant pratiquant la peinture dans le jardin de ses parents bourgeois tombe amoureux des couleurs rafraîchissantes du perroquet Amazone. Même la fille du président de la république garde dans le secret un serin qu’elle a reçu un peu avant de guérir miraculeusement d’un cancer sanguinaire. Plus on est jeune, plus on s’émerveille de ces déraillements inattendus de la vie au quotidien. On s’entend pour retomber en enfance et même ceux des gosses qui n’en ont jamais eu, d’enfance, cultivent le début d’un lumineux sourire. C’est une sorte de peste bubonique, mais qui répand partout le sourire et le rire des petits, qui se déploie. Certains rejetons versés davantage dans l’art de la rhétorique demandent à leurs parents pourquoi il faut tuer les gentils amis de l’air qui se trouvent dehors alors qu’ils ont une perruche dans la chambre, pourquoi il faut s’en prendre encore une fois à la biodiversité, alors que leur prof leur a dit que l’humain est le plus grand antagoniste planétaire, à l’heure où une énième glaciation s’annonce. Et puis, les parents n’y tenant plus devant les caprices ou la sagesse de leurs mioches, acceptent la domination improbable de l’avifaune sur la gent humanoïde. Et bien vite,  les humains cessent d’employer des pesticides sur leurs vergers, ne rasent plus les forêts, ne délogent plus les nids au sommet des gratte-ciels, accueillent les goélands, les moineaux, les geais blessés à la société protectrice des animaux, nourrissent les pigeons jusqu’à leur faim et les volatiles étendent leur hégémonie bienveillante : on en retrouve de toutes les couleurs faisant rayonner leur chant de bon matin.

Un harfang des neiges a même quitté l’arctique pour se poser au centre d’une des plus grandes cités industrielles et couve le cosmos du regard. Il ouvre les ailes avec une lenteur complaisante, une confiance renouvelée et antédiluvienne. Il miaule et son regard impérieux paralyserait tous les lemmings de la terre, mais en ville, il est d’autres sortes de gros rats pour tomber sous le charme. Il plonge dans le vide, bat des ailes, s’envole et avec lui –de quelle espèce d’ensorcellement est-il question? – les humains sont aspirés vers le bleu sans borne du ciel, séduits par l’apesanteur, phagocytés par l’infini lorsqu’il devient silence surréel. Les enfants rient en s’envolant, les parents ressemblent à des poules décapitées qui ne savent pas apprécier l’instant présent, mais à une certaine altitude, plus rien ne compte, car il fait si froid qu’on s’ankylose comme par magie et bien sûr, l’oxygène manque. Pour peu, on croirait que les gens deviennent des fragments d’hydrométéores. Plus haut encore, les orifices ont tendance à se vider de la plus belle partie d’eux-mêmes et personne n’est épargné. Il faut bien faire de la place dedans l’être pour y semer les graines aériennes de l’inspiration. Se permettre un aller-simple direction les nébuleuses les plus reculées, quitte à voir tous ses atomes vaporisés et à disparaître de corps et prendre de l’expansion en esprit.  

 

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