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Le Phonème Bohème
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Le Phonème Bohème
23 janvier 2024

Tourner en rond

N’étant pas prêt à suivre le psychagogue de l’autre côté du miroir, là où les ombres de ses ancêtres dansaient, il semblait, en se riant de lui, il rebroussa chemin en abandonnant au sommeil ses promesses d’escarboucles, de joyaux et d’artéfacts chryséléphantins, remontant peu à peu les strates précédant l’état de veille. Il retraversa comme à contrecourant, tête en bas, le fruit des entrailles de Morphée, dieu du songe onirique, en prenant soin de ne pas laisser le cordon ombilical qui le reliait à l’univers s’enrouler autour de son cou. Dans ce pays des merveilles, des chats angoras agglutinés au décor, aux choses et aux êtres le regardaient de leurs yeux nombreux dans la nuit, le regard narquois, en se léchant le poil avec appétit. Alors qu’il tenta d’approcher sa main d’un félin pour lui caresser le minois, ses poils carnivores le mordirent cruellement comme des vipères. Il s’éveilla de ce rêve au sein d’un autre songe où des torrents de viscères transportaient leur lot de villégiateurs à bord de pédalos, et qui faisaient de leur mieux pour contourner récifs, cascatelles et typhons en famille. À bord de l’une de ces embarcations, il reconnut la nautonière que son cœur avait élue, l’épicentre de ses préoccupations, la belle Hélène. Quel qu’était son vrai nom? Cela n’importait, car c’était la seule qui existait vraiment, même dissimulée sous une toge à capuche, avec ses tares et ses remugles, ô combien imparfaite et pourtant, si désirable. D’ailleurs, c’était la seule qui semblait avoir appris à pédaler dans cet environnement hostile. Toutes les familles se faisaient avaler par un typhon ou avortaient de leurs espoirs via l’inexorable cascade qui les attendait, une attraction touristique dont l’on ne revenait pas. Elle était son unique famille. Elle lui sourit avec toute la force de la vie. Cette part onirique de l’envers du monde le recracha parmi les miasmes d’une autre rêverie où un hibou embrassait un phare par à-coups, de son petit bec et absorbait son chatoiement, sa luminescence des prunelles puis le scrutait, impitoyable. Il éclairait ses pas, son corps, son esprit. Tout s’illumina, puis apparurent de petites pierres noires dans ses poumons, son cœur, puis tous ses viscères. La douleur le sciait en deux. « J’ai mal. Tellement mal. » Il avait parachevé son processus de décrépitude ou du moins s’en était convaincu. Si un corps mort tombait seul dans la forêt, son ombre criait-t-elle seulement? Ses atomes prenaient-ils feu de l’autre côté de la vie? Lorsque ce hibou s’envola, il grandit et son aile devint son vol, projetant puis rattrapant les corps célestes et tout le bleu sombre du ciel dans chaque battement. Même à demi endormi, autant de symbolisme le dégoûta, et il s’éveilla lentement mais pour de bon de cette poupée gigogne chimérique aux allures de dame de fer cauchemardesque. Il pandicula à son aise, élégamment, puis se leva. Aujourd’hui, c’est certain, il ne ferait pas de sieste.

C’était comme cela depuis des mois : le jour, tout plein de sensations désagréables et la nuit, quelque chose comme leur représentation symbolique s’acharnant contre lui, alors il se créait une faune psychosomatique, un bestiaire affectif, un peuple de représentations capable de mettre en mots son expérience du réel, qu’il gardait par-devers lui-même, de toute manière. Il n’était pas fin psychologue, n’avait pas étudié la sophrologie, mais pressentait qu’il se passait des choses à l’ombre de lui-même qui s’enchevêtraient comme les pièces d’un puzzle, à son insu, et qu’il lui fallait discerner le sens et la nature de ces morceaux avant que l’ignorance mortifère ne l’envoie tout beau tout chaud nourrir du tombeau les vers. Il semblait qu’il était hermétique au langage des oiseaux de son esprit inconscient, qu’il fut ardu de mettre un sens sur le logos que l’inconscient collectif avait à lui offrir. Or, chaque nuit le rapprochait de quelque chose d’impérieux, comme si une nef maléfique voletait, voguait, naviguait lentement au-dessus de lui, présage d’eau douce allant imperturbablement à sa rencontre. Dans l’ombre de sa psyché se trouvait quelque chose comme un atoll qui couvait le sens de bien des aspects inconnus de sa personae, qu’une mascarade tentait de camoufler à tout prix.

L’agente de train qui passait avec un chariot et offrait viennoiseries, café et jus d’orange aux passagers s’arrêta à sa hauteur, lui souriant. Il déjeuna d’un muffin et de café, aux heures matutinales, et il observa par la fenêtre la lune allait se coucher. Il repensa à ces vers du moine zen Ryôkan :

Le voleur parti

n’a oublié qu’une chose –

la lune à la fenêtre

Aucun joaillier mégalomane n’avait enchâssé la syzygie entre les nuages qui, au débotté, ne faisait que passer, attirant dans son sillage le regard de ceux qui se lèvent tôt. À cette heure, il ressentait une ambiance transformatrice, légère et inspirante qui était parfaite pour contempler le monde et vivre dans l’instant présent. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas voyagé. Il remarqua assez étonnamment pour la première fois les passagers assis face à lui. Il y avait une mère et sa petite fille. Il sourit à la dame et ils commencèrent de parler de la pluie et du beau temps, de leur vie respective.

-Et où allez-vous comme cela?, demanda-t-elle.

-C’est mystérieux : je ne me souviens pas exactement où je vais.

-Vous ne vous souvenez pas? Comme c’est particulier.

-Oui, tout à fait. Et pourtant, je suis dans ce train, qui pourrait bien être en route pour aller au diable Vauvert.

-Au moins, dites-moi que vous n’allez pas patauger dans les humeurs tièdes du Styx!

-Le Styx? Quelle étrange idée! Je préférerais faire un petit arrêt au Walhalla, pour picoler dans la joie et l’insouciance avec de nobles guerriers.

-Eh bien, je vous le souhaite mon cher monsieur.

-Merci infiniment. Et où allez-vous?

-Je fais un arrêt à la gare du temps. Il est temps que nous allions visiter grand-mère avec la petite.

-La gare du temps. Quel nom poétique. On doit y être très confortable; ce lieu doit rappeler de bons souvenirs.

-En effet, c’est mon sentiment aussi.

-Votre petite fille est très sage. Elle a l’air bien élevée.

-Merci. Une amie diseuse de bonne aventure m’a dit qu’elle avait une très vieille âme. Elle ne boit pas de lait, mais m’a très tôt demandé de boire le thé.

-Quel thé aimez-vous boire? Sencha, genmaicha?

-J’apprécie particulièrement le gyokuro, mais ma fille préfère les thés oolong.

-Ah, quelle préférence étonnante. Du thé semi-fermenté, à son âge.

-Ce doit être que son âme infuse depuis longtemps.

-Vous devez avoir raison. Excusez-moi, je dois aller au petit coin.

-Bien sûr. C’est sympathique de prendre le train, de placoter avec toutes sortes de gens. Faites attention de ne pas vous perdre en route.

-Ah! Ah! Ah! Je vais essayer.

 

Il marchait depuis un instant, désignant du regard ce qui ressemblait au cheminement de racines intelligentes dans un réseau souterrain ayant été frayé par le passage de la locomotive au travers du paysage, un pèlerinage motorisé pour l’âme. À l’intérieur, le style de la tapisserie lui faisait penser au néant primordial qui nous voit tous naître. Certains passagers ne payaient pas de mine, semblaient presque éthérés, invisibles, séraphiques, l’ombre d’eux-mêmes, et d’autres paraissaient tout à fait étranges à cause de leur accoutrement. Quelle destination était la sienne? Il trouva le lieu d’aisance. En tentant de revenir à son siège, il remarqua une dame très âgée qui avait pour bagage un arbrisseau luminescent, surréel. Il s’approcha pour causer et la vieille lui sourit. Soit elle ne parlait pas, soit elle ignorait sa langue. Pourtant, elle lui tendit un fruit qui pendait de l’une des branches de cet orphelin de la sylve mis en pot. Il huma puis rangea la masse organique, odoriférante, iridescente dans sa poche avec un sourire. Il n’avait rien à lui offrir en contrepartie, alors il la remercia bien bas, lui souriant comme si chacune de ses dents avait été taillée dans l’éternité, avant de retourner vers son compartiment de train.

Il remarqua aussi une passagère qui n’avait pour ainsi dire pas de visage, pas d’expression propre. Elle avait l’air d’un mannequin. Ses traits métamorphiques rappelaient l’absolu, l’infini. Pas une ride sur son faciès. Il lui sembla qu’on tombait aisément amoureux d’une personne comme cela, puisqu’on pouvait projeter toutes sortes d’idées et de sentiments sur ce qui ressemblait plus à un masque qu’à de la chair. Il aurait aimé la saluer, mais la timidité l’emporta cette fois sur le désir de rencontrer l’autre. Elle semblait se nourrir du silence autour d’elle, et générer une ambiance tout à fait palpable, comme un environnement mystérieux et alambiqué. On eut dit qu’elle attirait les ombres qui s’animaient, dansantes à son contact. Elle ressemblait à un démiurge et oscillait au rythme de la musique de ses écouteurs. Elle chantonnait dans une langue étrangère, peut-être du japonais ou bien du sanskrit, quoique les deux fussent bien différents. Le temps qui s’écoule paraissait relatif en comparaison avec le caractère inaltérable de cette passagère unique. Quelle sorte de musique pouvait-elle écouter? Musique classique, trance, expérimentale, ambient ou autre? Les instants étaient une sérénade cosmique et les problèmes semblaient très contextuels au voyageur à présent. Il se sentit seul comme s’il avait trouvé  quelque chose d’innommable à l’intérieur de la boîte de pandore ou comme si une part de lui savait ce que la dame écoutait, à un autre niveau, sans le savoir consciemment pour autant. Il chantonna Supplique pour être enterré à la plage de Sète en retournant à sa place.

Il s’assit à sa place le cœur nimbé de ces silences qui rapprochent des étoiles. Mélancolique un peu, mais l’imaginaire déployant ses ailes et s’abreuvant de la réalité à l’aide de sa trompe, papillonnant des prunelles d’un détail à l’autre dans le décor et les êtres, il redevenait l’observateur neutre de sa propre réalité. À présent, sa voisine de siège lisait et la petite s’était endormie. Il aurait voulu avoir songé à apporter un livre, lui aussi. Un récit de voyage, une œuvre littéraire lui permettant de s’enticher des petites trouvailles du quotidien. Un livre de Sylvain Tesson ou de Nicolas Bouvier. C’était bien la première fois qu’il voyageait aussi léger. Son havresac aurait tout aussi bien pu ne contenir que des grues de papier; il ne pesait presque rien. Il se massa les mains pour les détendre et profita de la vacuité de ce brin d’existence pour admirer le paysage par la fenêtre. Chose étonnante, la perspective lui était étrangère, et il avait l’impression de survoler le paysage qui dévoilait ici le rivage, là la cime des arbres et des monts enneigés, de loin en loin.

Et puis une agente passa distribuant des repas. Il avait le choix entre un bento à la viande, au poisson ou végétarien. Il opta pour le poisson et se dit que tous les chemins devaient mener au Japon. Il offrit de payer avec l’une des deux piécettes qu’il trouva en farfouillant dans sa poche, mais l’employée spécifia que c’était le montant du droit de passage, deux pièces d’or. Elle ajouta que le repas était compris dans le tarif de base, et que Bon appétit monsieur.

 

Sa voisine lisait L’âme de Kôtarô contemplait la mer, qu’il avait déjà lu lui-même, et cela lui laissa un drôle de goût en bouche, peut-être parce qu’il était hautement improbable que deux personnes dans le même compartiment de train aient déjà lu ce livre peu connu en occident ou, tout simplement, parce que la première nouvelle mettait en scène un personnage en quelque sorte parasité par une créature spirituelle qui avait élu domicile dans sa gorge, que cette bête était un crustacé surnaturel et que lui-même mangeait des produits de la mer, à ce moment-là. Cela lui rappela qu’il avait la gorge nouée par quelque chose comme des secrets hérités d’une autre vie, des sentiments obscurs, si difficiles à définir, et qui avaient de l’ascendant sur lui comme un marionnettiste sur sa breloque à figure humaine. Il mangea son repas en songeant à tout cela, et il était savoureux, puis se remémora ces vers de Brassens :

« Auprès d’une sirène, une femme-poisson

Je reçus de l’amour, la première leçon

Avalais la première arête ».

Et puis ces images qui se diffusent en trombe à l’endroit de ses arrière-pensées, imprécises et confuses, à toute allure. Comme il se sentait vidé de lui-même, de toute énergie, de qui il était vraiment, depuis qu’il avait rencontré cette femme dont il n’arrivait plus à se souvenir le nom. Comme si son existence avait été mise en suspend, qu’on avait murmuré dans le langage des morts contre son oreille qui ne portait plus attention aux mêmes propos et ne percevais plus les sons pour ce qu’ils étaient. Mais quelle importance pouvait bien revêtir le passé, quand on voyageait d’un endroit inconnu vers un lieu indéfini? Il lui semblait pourtant que plus les instants s’égrenaient, plus sa vision conceptuelle et abstraite du monde gagnait en précision. Comme si l’on faisait jouer une vidéocassette en boucle dans les coulisses de sa tête qui, gavée de sens, ne demandait qu’à fleurir pour laisser s’étioler le sens au gré du vent. Or, ces sémèmes ensorcelaient chacun de ses gestes, de ses pensées et de ses propos. Il se sentait précisément comme s’il était ici et que, de ce fait, il n’était plus là. Le décor à l’extérieur retenait des parcelles de ce qu’il fut et il se transmuait en quelque chose d’infiniment plus léger. Où que puisse les guider le baron du rail, il opérait sa magie. Néanmoins, il se demanda s’il avait brûlé le dur, puisqu’il avait toujours ces deux piécettes en poche. Enfin, viendrait bien l’occasion de verser son tribut à l’esprit du voyage en espèces sonnantes et trébuchantes ou autrement. Il fallait simplement demeurer à l’écoute comme lorsqu’on pose l’oreille sur les rails du réseau ferroviaire pour reconnaître le bolide à son approche.

Le train fit son premier arrêt depuis longtemps. Montèrent à bord des moines bouddhistes vêtus d’amples étoffes, dont l’un jouait du bol tibétain. À leur approche, le voyageur se sentit comme s’il avait oublié son nom ou comme cerné par des silhouettes mystérieuses lors d’un spectacle d’ombres chinoises. Quelques instants, il manqua d’oxygène, se sentit comme s’il allait régurgiter les habitants du fond de la mer et l’argile primordiale qui les abrite. Il s’empressa de retourner à la salle d’eau rendre son repas à l’univers. Il revint à sa place et les moines s’étaient installés tout près, comme si le soleil désirait l’engouffrer de sa crinière de flammes ou qu’un idéal de pureté pouvait recracher les individus qui tenaient le plus à lui. L’un de ces moines parlait calmement de l’une de ses vies antérieures et se demandait en quoi ou en qui il allait être réincarné. Vais-je avoir le temps de réciter cent huit fois cent huit sutras? J’espère que ma famille se porte bien. Peut-être reviendrai-je au monde matériel sous forme de pierre à encre, pour qu’un fleuve de haïkus s’écoule de mon essence. Des haïkus tels que Les poux et les puces et le cheval qui urine près de mon chevet. de Bashô. Les autres rirent de bon cœur. Ce serait encore mieux si je revenais sous forme de silence, tout compte fait. Ou bien si tu devenais un courant d’air, pour jouer à faire voler le cerf-volant des enfants. C’était comme si le vénérable verbiage leur était permis de nouveau, quelques instants. Puis l’un commença à méditer, et les autres l’imitèrent lentement.

Le passager qui n’arrivait pas à se souvenir son propre nom ni son lieu d’origine ni sa destination finale percevait les morceaux d’une théorie pessimiste alors qu’ils se reliaient dans son esprit, comme autant d’engrenages font fonctionner une machine : peut-être n’était-il plus si vivant que cela, et ce train –il aurait bien temporisé cette oraison– pouvait bien mener vers l’au-delà pour ce que cela augurait.

Il errait en plein solfatare et revisitait sempiternellement les mêmes recoins de ses regrets, peurs et remords alors que l’éventualité du jugement dernier se faisait de plus en plus concrète. Allait-il patauger dans les miasmes du Styx pour voir sourire l’Éternel, calciner langoureusement aux portes du purgatoire en attendant son tour ou se voir octroyer un billet aller simple pour les neufs Enfers? Pouvait-il se permettre le luxe d’un séjour au Paradis, et cela payait-il de mine davantage que les options précédentes? Lui qui croyait que la route qui mène vers l’épiphanie était cousue de fils blancs, pourquoi son chemin de croix était-il à parcourir en TGV, en compagnie d’êtres anonymes dans un décor qui, s’il ne faisait pas songer aux limbes, était somme toute surréel? C’est alors qu’il revit défiler le même paysage que précédemment. Était-ce une hallucination ou une réalité dérisoire filtrée par le cristallin? Les mêmes saisons, des souvenirs semblables, la même dame lisant le même bouquin en compagnie d’une petite fille qui lui ressemblait. Ouroboros était-il conscient d’être sa propre pitance, se nourrissant de lui-même pour toujours? Jörmungand réalisait-il seulement qu’il encerclait Midgard, terre des hommes? Tel un cycle absurde et continu où viendrait s’inscrire la marque de la foi, le monde se riait-il de lui?

Ce qu’il s’était promis de ne pas faire aujourd’hui, il le fit; il s’endormit de nouveau, et de nouveau rêva. Cette fois, il y avait les montagnes, la mer et l’orage. Une petite fille sur une nef prenant l’eau au milieu d’une tempête. Dans ce rêve, la demoiselle a faim. Elle cherche ses parents et se cherche elle-même. Elle a besoin de retrouver des forces, les siennes, pour survivre au cyclone. Dans ce songe, un homme plonge à la rencontre d’un serpent de mer pour lui dérober une plante aquatique, mais c’est le reptile qui l’emporte, et n’est-il pas cet homme, en quelque sorte? Il rêve d’héroïsme, d’immortalité, lui qui n’est qu’un simple humanoïde en proie aux événements, petite algue marine balayée par les courants marins. Mais c’est en remontant à la surface qu’il se rappelle qu’il a un fruit radieux dans sa poche et il sent qu’il a quelque chose d’important à accomplir.

Lorsqu’il s’éveille, la petite s’éveille aussi, qui sommeillait. La dame lit toujours son livre, mais elle le tient à l’envers cette fois-ci. L’homme trouve un fruit dedans sa poche. Il l’en extirpe, le regarde, le soupèse, puis observe la petite qui dit « Maman, j’ai faim. ». Alors il sait, parce qu’il le ressent, ce qu’il a à faire. Il offre le fruit à la petite qui dit merci, et la mère aussi. Mais dès que la fillette croque dans ce fruit frais s’amorce la nymphose. La petite disparaît comme une larve sous la surface de quoi au juste, et la mère semble commencer d’hiberner, comme en transe. Et lorsque la petite, après quelques instants, se transforme en imago, elle fusionne avec la mère qui échappe son livre par terre, pour devenir à deux une créature isadelphe, un monstrüm sacré. Suite à cette fusion, plus aucune scorie. Que la lueur incandescente et iridescente du fruit qui bat à l’endroit du cœur. Une telle unicité n’est-elle pas pathologique? La fillette devenue femme remercie l’homme de l’avoir aidée à se retrouver, à redevenir entière, comme si ce voyage au gré du temps l’avait divisée et l’offrande lui avait offert une nouvelle perspective sur le monde.

Il ne peut s’empêcher de songer un instant à ce qu’il serait advenu s’il avait gobé ce fruit qui pouvait bien provenir du jardin des Hespérides. Serait-il devenu une créature hermaphrodite, un être parfait que l’on n’ose pointer du doigt? Son ombre et sa personae se seraient-elles unies tout naturellement, pour laisser les dissensions intestines se désagréger? Et il commence à ressentir à un autre niveau les masses issues de son territoire onirique ondoyer de façon unique, comme si les différents faisceaux d’énergie de son corps étaient enfin au diapason. Il se sent habité de gratitude, comme si quelque chose d’obscur se dissolvait en lui pour la première fois depuis des lunes.

-Comment vous sentez-vous, madame?

-Je me sens si bien. On dirait que je viens d’absorber la panacée ou l’ambroisie qui s’écoule dans les artères de l’existence même. Tout me semble plus qu’organique; mon regard a changé et je trouve les mots sincères avec plus de fluidité. Quel précieux présent!

-Vous semblez avoir changé de nature en effet. Quelle sorte d’entité êtes-vous?

-Je crois que je suis les balbutiements du temps, une espèce de femme-papillon chronophage qui s’abreuve à l’instant présent, papillonnant d’un pan du réel à un autre. Et j’ai le pressentiment que je vais devoir vous dire au revoir; que le prochain arrêt est le mien, qu’il est tout proche.

-Ah. Je vois. Eh bien, ce fut un plaisir de discuter avec vous.

En effet, le train s’immobilisa bientôt. Elle lui dit au revoir avec gaieté et s’en alla d’un pas léger vers ce lieu qui ressemblait à la création du monde, et où l’oreille tendue on pouvait percevoir une horloge grand-père tictaquer sempiternellement. Une fois la dame partie et le train remis en route, il se sentit comme un chaton naissant contemplant la lune pour la première fois, sous la neige tombant à petits pas de flocons. S’il avait consommé ce fruit, pas de gratitude envers la vie, mais peut-être se serait-il senti moins seul, entier. Mais pourquoi priver quelqu’un d’autre de son destin. Il n’avait pas de supers pouvoirs, se trouvait bien quelconque, avançait dans la vie au rythme des événements et des ondes de pressions occasionnées par le vouloir des autres. Il ne pouvait se résoudre à devenir moine et à tout laisser tomber, même si cela était sagesse, car c’eut été une manière de fuite. Tandis que l’agente de train passait, distribuant du thé et des biscuits aux passagers, les moines bavardèrent joyeusement avec elle et ils avaient l’air si jeunes, malgré leur visage ridé. Elle lui offrit bientôt du thé à lui aussi, qu’il accepta volontiers. Il se sentait davantage à l’aise à bord de la locomotive, mais il hasarda tout de même une question.

-Excusez-moi madame, mais ici, est-ce le train des morts?

-Oh, mais monsieur à l’œil! Vous y êtes presque. Vous vous trouvez dans le train des esprits, celui des vivants ou peu s’en faut. Car ce véhicule gravite autour de la terre selon son cycle, attendant qu’une place se libère pour ses passagers sur terre.

-En bref, nous attendons d’être réincarnés.

-Oui, c’est cela. Mais à chacun son destin. Certains préfèrent devenir des archétypes, des symboles voyageant à travers le temps et l’espace, pour inspirer le psychisme des vivants de manière immatérielle, à jamais. Ils sont comme des vases communicants entre le pays des morts et celui des vivants et permettent l’expression de l’âme, facilitent son pèlerinage lors des rêves.

-Ainsi, la demoiselle assise devant moi qui a consommé un fruit luminescent serait devenue un archétype?

-C’est cela. Vous avez un talent naturel pour investiguer les strates du savoir des arcanes. Vous serez peut-être réincarné en individu aux prétentions oraculaires.

-Mais quand saurai-je qu’il est temps pour moi de descendre?

-Vous ressentirez que c’est le moment pour vous, tout simplement.

-Merci beaucoup madame. Ce que vous dites est très rassurant. Passez une journée excellente.

-Merci, vous aussi. Soyez bien à votre aise : le passage de l’état immatériel à la réincarnation est tissé d’instants précieux. C’est en somme une occasion de vous reposer et, qui sait, de méditer sur la notion de vacuité. D’ailleurs, je vous encourage à discuter avec les autres passagers. Vous pourriez faire de belles rencontres.

Le futur devenait incertain : allait-il tout oublier du passé, et poser les mêmes gestes par habitude, songer aux mêmes choses avec le sentiment de sérendipité, tandis que les apprentissages du passé et la notion de choix lui échapperaient, inéluctablement? En quoi était-il spécial et pourquoi se rappellerait-il des instants d’avant, quand tout bébé venu sur terre semblait devoir réapprendre à marcher, parler, ne pas s’étouffer avec ses jouets et revivre le passage de l’état de larve à celui de jeune écolier, pour espérer maîtriser des savoirs de base et survivre aux affres du quotidien? Il se dit que des moines zen étaient les parfaits petits laborantins expérimentant avec clarté les différentes étapes du retour à la vie et les interminables cycles de la réincarnation. Il alla donc leur rencontre en espérant en apprendre davantage.

-Bonjour messieurs.

-Salut à toi, jeune âme.

-Pourrais-je m’asseoir quelques instants à vos côtés, s’il-vous-plaît? J’aimerais converser avec vous.

-Bien sûr. Asseyez-vous. Qu’est-ce qui vous amène?

-C’est que… J’aimerais en apprendre davantage sur le chemin que je suis en train d’emprunter. Je me demande si la réincarnation est une possibilité.

-Pourquoi en doutez-vous?

-Eh bien, c’est que les éternels retours à la vie me semblent plutôt surréels et optimistes. Moi qui suis d’un naturel un peu pessimiste, j’ai de la difficulté à adhérer à une telle théorie.

-En vérité, je crois que la réincarnation est une forme de ponctuation dans le roman-fleuve de l’existence, dit l’un d’entre eux. La vie serait une question aux retombées incommensurables et, à l’instar de l’activité cérébrale, celle-ci consommerait de l’énergie et serait source de pollution. Le trouble psychique de chaque individu influant sur la respiration de chacun, le flot du prāṇa s’en voit altéré et les êtres émettent de plus en plus de gaz carbonique, tandis que l’on coupe de plus en plus d’arbres jeunes comme millénaires ou que nos décisions irresponsables face à l’environnement sont la source de plus en plus d’incendies dont la première victime est la sylve.

-Bien sûr, ajouta celui qui semblait être le plus vieux d’entre eux, ce n’est qu’une théorie, qui sera éprouvée par les millénaires. Par contre, avec l’essor technologique et le déclin de la biodiversité, les âmes doivent aussi progresser de plus en plus vite, car il reste de moins en moins d’animaux à incarner pour les âmes en peine ou déraisonnables. Ainsi, nombreuses sont celles qui sont prises au piège parmi les remugles, les engrenages du temps. Les astres agissent sur elles comme des étoiles de mer gouliafres s’en prenant au plus faible, à ce qui est stagnant.

-Mais générer du sens est faire violence au réel, et c’est parfois en conjuguant un comment avec un pourquoi sans y répondre par sa volonté que l’on parvient à s’émanciper des discordantes interprétations du réel. Quand on laisse les questions naître puis se désagréger naturellement le long de l’étendue arénacée du temps qui s’écoule, rivière cristalline ou lorsque quelque chose qui n’est ni chair ni poisson devient poétique, rassurant, rassérénant et que laisser circuler les mentalisations nous rapproche de notre essence profonde.

-Tout semble recommencer; nous vous observons, et il semblerait que vous portiez en vous des masses sombres, retour de lame karmique donnant du sens, un élan aux potentialités de vos prochaines vies conférant une manière de gravité à votre existence. Alors que ferez-vous de ce poids, de cette substance?

-Eh bien, je me contenterai de renaître et de tout oublier, pour donner un élan de vitalité à ce que je deviendrai ou redeviendrai, en espérant que quelque chose quelque part me fasse la grâce de m’offrir apprentissage et mémoire. C’est que les incessants retours aux sources ne sont pas pour me plaire; je crois qu’ils nimbent l’existence d’absurdité. La quantité de souffrance qui est l’apanage de celui qui retourne toujours sur la scène de la naissance ne donne pas vraiment plus de valeur à la vie, à mes yeux.

-Aimeriez-vous donc cesser de vous réincarner? C’est un peu notre ressort, vous voyez. Ne plus être, cesser de revenir, sortir du cycle de la vie, devenir des Bouddhas, serait pour nous le nirvana.

-Je vous le souhaite de tout cœur. À présent, pardonnez-moi, mais je crois entendre la locomotive ralentir et cet arrêt est certainement le mien.

-Vous avez une bonne intuition, jeune âme. La meilleure des chances à vous. Au revoir.

-Au revoir et merci pour le partage. Les huîtres s’ouvrent-elles toujours sur des perles de sagesse?

-Une perle n’est que du sable amassé dans la coquille d’un mollusque, mon brave.

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