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Le Phonème Bohème
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Le Phonème Bohème
6 avril 2022

L'humanoïde masqué/Mascherata

Il faisait froid. Si tant froid que les pingouins s’envolaient pour mourir seuls à l’horizon, étranglés par des rubans boréaux au regard exquis. Les blancs d’œufs de son désespoir montaient en neige, il hallucinait des enfants au sourire tranchant jouant du xylophone et des glaçons tombant d’arbres qui n’existaient même pas. Ses doigts devenus des râteaux menaçaient de percer ses mitaines à chaque instant.

« Je suis toujours tout, par la danse cosmique dans ma vie et pour moi ce qui, d’amont -j’en avale-, mont vétuste ou monde-vénus, me rappelle les femmes en aval, c’est comme un poing qui se métamorphose en main, se posant en tandem avec sa consœur sur la piste d’atterrissage d’un câlin. »

Il pratiquait la poésie nomade en marchant à travers les vestiges de la cité au nom oublié, et la qualité de sa prose s’en faisait ressentir. Était-ce le froid ou la solitude, la ressemblance des paysages, qui lui avaient ratatiné la cervelle? Il tentait, sous forme d’incantations banales, de faire renaître un peu de chaleur et de sens dans ses entrailles frigorifiées :

« Putain, ça caille ici! » Mais parfois, reconnaître, c’est faire renaître la déesse des engelures et des bicyclettes coincées dans les bancs de neige.

Les bâtiments recouverts de névasse semblaient désertés et, présumant qu’ils eussent été investis d’une âme, eussent désiré s’écrouler à tout instant, car la brique brisait sous la poigne d’un hiver plus sado que maso.

Et tandis que chaque pas requérait plus d’effort que la danse délicate, cosmique, inspirée des atomes dedans son corps qui aimait à se croire éthéré, Bibigor remua les rémiges, gigota des petons et quoi d’autre encore? Ce qui est intéressant, c’est qu’en se voûtant sous le poids du molosse solitude qui l’avait adopté, il remarqua dans la neige un masque, mais pas n’importe lequel! Un beau N95, boueux, usagé, frigoripare, et se demandait combien il pourrait épouser l’esprit du solstice en le revêtant. Il l’essaya juste pour voir, pour sentir. Ce masque lui allait comme un gant de latex, une tenue à repousser les tempêtes nucléaires et la grisaille post-apocalyptique. Peut-être parce qu’il était de la bonne taille ou parce qu’il protégeait du froid, il décida de ne plus l’enlever jamais. Or, à qui avait-il appartenu, qui était certainement mort s’il avait conçu comme une option de se départir de cette relique postmoderne? Et le porter revenait à entrer de plus en plus profondément en contact avec l’essence animiste de l’expression que représentait cette babiole pourtant si mince et menue, désuète ou partie du quotidien pour des ancêtres sans consistance car maintenant sans masque, sans histoire. Parfois, oxygéner le sol, comme sous l’action des racines en mouvement, permet aux minéraux de se métamorphoser, de devenir autre chose, mais quoi exactement? Et en portant le masque, comme il était intéressant que monsieur Bibigor se sentît perdre son identité propre, jusqu’à quelques degrés trop profond dans l’expérience, et comme ce manque d’oxygène ou ce généreux apport en gaz carbonique commençait à lui monter à la tête. Était-ce parce qu’il n’apercevait plus clairement les nuances de la musculature de son visage dans les fenêtres fissurées des infrastructures, s’il ne savait plus trop bien qui il était, combien de temps s’était écoulé depuis le dernier humain rencontré, un bel humain, un vrai de vrai, pas trop déformé par les radiations et l’absence de relations interpersonnelles, l’ombre du soleil de plus en plus grande, le froid exubérant, et ne sachant pas trop si cette relique protectrice héritée d’un autre temps ne l’avait plutôt animé de l’esprit des ancêtres que dépersonnalisé, n’y croyant plus, il se mordit un doigt, qu’il recracha ensuite dans une bouche d’égout, sacrifice aux petites bêtes survivantes oblige. Il se dissocia de ses affects un peu plus avant, entra presqu’en transe, murmura des propos inaudibles et incompréhensibles à part lui, puis ricana de bon cœur, en laissant pour les loups une piste pointillée sur l’itinéraire qu’il improvisait entre les gratte-ciels. Or, plus il avançait, mais vers où?, plus quelque chose à l’endroit de l’identité se désagrégeait en silence, si bien qu’une part secrète se demandait ce qui resterait de lui, dans quelque temps. La part inconsciente de sa psyché remarqua cependant avec intérêt que son cerveau reptilien pulsait dorénavant avec intérêt, que les autres portions de l’esprit semblaient s’éteindre l’une après l’autre, comme les faisceaux lumineux d’une piste d’atterrissage qu’on aurait mise graduellement en quarantaine. Porter ce masque devenait si légèrement dangereux qu’il ne pouvait plus s’imaginer pouvant l’enlever. Il rampa à travers la cité en sentant l’air en contact avec sa langue, paradoxalement, tandis qu’il lui semblait oublier de plus en plus de mots.

Mais un beau jour qu’il était fatigué, comme s’il n’en pouvait plus de porter sur son dos les gamins auxquels il n’avait jamais donné vie, qu’il n’avait jamais pu chérir, il remarqua qu’il ne portait plus de masque. Où avait-il bien pu l’égarer? Dans son sommeil, auto-sabotage, se l’était-il enlevé? Et pourquoi? Il commençait à craindre pour sa vie. En effet, n’y avait-il pas une police secrète, tapie dans l’ombre et prête à surgir comme les millions de bactéries du moucheron pataugeant dans la soupe primordiale, comme la première forme de vie sur terre –et hop hors du potage primaire! – pour le matraquer du regard et violer les recoins les plus intimes de son âme, pour son propre bien, et le salut du tissu inconscient collectif? Et le pire, c’est que moins la polizei ne sortait de l’ombre, plus la sienne, grotesque, prenait des proportions inquiétantes. Sa personae pédalait de plus en plus vite à bord du petit pédalo du désespoir, et le surmoi gagnait du terrain d’instant en instant. Bibigor hurla, hystérique, puis couru à travers les dédales de la cité, à la recherche d’un poste de police où se dénoncer, et trébucha sur une cannette ou un caillou ou un hibou et se fit mal au genou, tomba au milieu d’une plantation de poubelles en espérant qu’aucun chat alien et rancunier ne sortirait d’un estomac de corbeille pour lui crachoter de l’acide au visage, pour son propre bien. Il pleurait comme une fillette dégoûtée d’elle-même parce qu’elle rêvait d’avoir la carrure et la force d’un caractère d’un homme –un vrai!– et qu’il lui était impossible de renaître sans mourir au préalable, du côté le plus rassurant et le plus bête de la clôture. Hors, avec de grands dépotoirs viennent de petits privilèges, et le voyageur itinérant trouva accroché à son pied quelque chose qui ressemblait à un masque de joueur de hockey. En fait, la moitié, car c’était un autre masque de protection, mais stylé, avec dessus de faux trous. Quand il l’enfila par-dessus son visage imparfait, il exulta et ne put refouler un profond râle de satisfaction. Il se convulsait et son regard allait trouver refuge au nord, sous ses paupières ouvertes. Il se lécha les lèvres une seule fois, mais cela, personne n’aurait pu l’apercevoir, et cette intimité regagnée mit son cœur en joie. Il singea son joueur de hockey préféré, dont il avait depuis longtemps et des poussières oublié le nom, et retomba en enfance, mais cela ne faisait rien, car il savait que s’il avait trouvé le poste de police, il y serait déjà entré. Même les enfants ont le droit de prendre leurs responsabilités à cœur. Si des voisins lui avaient jeté de petits projectiles, il aurait tout fait pour en être la cible, et d’ailleurs, respirant bruyamment son manteau à l’endroit des avant-bras, il nota pour lui-même qu’il puait, et que cela était bien. Ah, s’il était resté des écrans de télévisions, jouant en boucle des messages publicitaires pro-santé, il aurait eu bien du mal à camoufler sa juteuse et croustillante réflexion : que quelque chose lui grouillait à l’endroit du pantalon. Était-ce cela que d’exister? Son cœur mis en bouteille serait-il découvert, un jour, par un autre bipède hominidé? Il ne savait si l’humanité s’existait encore, mais si ses cellules existaient dans l’éprouvette congelé d’un savant fou de joie, chacune d’entre elles devait hurler son nom, extatique, explorant l’incomparable profondeur des multivers qui évoluaient au-dedans, au moment d’exaucer le souhait, de rejoindre les attentes de gens qui savaient sans doute aucun ce qui était bon pour les autres, à l’âge adulte ou un autre, n’est-ce pas? Il n’était pas encore né, le cosmonaute qui l’empêcherait d’exister, de revêtir du surmoi tout ce qui rimait avec rigidité et prévisibilité, et cela rassurait des strates internes qui seraient parties en séisme, autrement.

Dans l’une de ses poches, il y avait deux boutons et dans l’autre, rien. Il y imagina du bout des phalanges caresser un anneau qui rendrait absolument invisible aux gens qui avait les yeux fermés et infiniment plus évident aux ceux qui aiguisaient leur jugement. Il ne savait pas pourquoi, mais tandis qu’il souriait, il pleura. Il aurait aimé être un champignon poussant sur la plaie du temps, car le temps, s’il arrange les choses, ne se fait jamais plus jeune, et s’il dévore jusqu’aux décors et aux âmes, c’est qu’il doit s’ennuyer sans raison. Il sucerait de son habile réseau de racines l’ennui et la solitude d’un écosystème suffisamment subtil pour être invisible même à l’éternité, entre autres parce qu’il revêtait les atours d’un concept qui jouait, acteur aux orbites creuses, avec une subtilité et une intuition qui jetaient la honte sur les troupes de loups les plus sophistiquées. Enfin, il faut noter que l’enthousiasme sait être meurtrier, et que par accident, il arracha l’une des ficelles de son masque, tandis qu’il gambadait vers un autre centre résidentiel abandonné. Cette fois, se trouvant entre deux cités, il savait que la polizei avait peu de chances de le trouver. Il ne savait pas pourquoi, mais cela le rendit heureux. Il se dit pourtant qu’il ferait de son mieux pour être découvert par un autre masque. Quelque chose d’étonnamment superstitieux à l’endroit de son lobe frontal généra des ondes. Ces ondes vinrent se réverbérer sur l’environnement, dont les atomes n’avaient plus rien à camoufler. Chauve-souris organique dans un plan d’existence énergétique, il s’orienta à travers des marécages où des carcasses de bois qui avaient l’indélicatesse de ressembler à des gens qui ne bougent plus, cela ou l’inverse, mais qu’avait-il à faire de relations interpersonnelles, alors que sa troisième prunelle hallucinait déjà le paradis des mascarades, et le suzerain des flots stagnants pouvant bien bleuir, gonfler, se décomposer, car il était investit d’une mission : trouver un autre baume pour son faciès. On dit cela et on y croit de plus en plus, de mieux en mieux, et pourtant, à l’endroit d’un de ces billots qui ressemblait le plus à un visage humain visité par les revers du destin, était fixé un autre masque, enfin. Ambroisie au sein d’un buffet américain et chinois, il se jeta sur sa trouvaille comme un charognard sur son unique avenir. Il compta à voix haute jusqu’à trois, enfila le masque –il était vermeil, terni par les eaux grises– et c’est fou comme le réel devint éclatant et poreux, tout à la fois, une fois l’artéfact porté, fièrement. C’est alors qu’il sut qu’il n’avait plus besoin de rejoindre d’autre ville que celle de son cœur. Il se sentait horriblement coupable de ne pas faire partie de quelque chose de plus grand, de ne pas mettre l’épaule à la roue, de ne figurer dans aucun de ces messages publicitaires où beaucoup d’autres avant lui s’étaient d’ailleurs vantés de porter le masque, d’être l’habitacle d’un vaccin qu’on nous inoculait pour notre bien, et si les petites tyrannies du quotidien articulaient le monde tel qu’il l’avait connu, il ne restait pour lui que la responsabilité de le porter sans être regardé. De savoir, ressentir et croire que le bipède moyen avait infiniment à offrir, surtout si les gens et leurs opinions se ressemblaient de plus en plus et de mieux en mieux, s’il restait de moins en moins d’espace dans les psychés pour une littérature obscure, des spectacles de danse auxquels on ne comprenait rien et de la musique expérimentale qui n’existait plus, de toute façon. Peut-être un peu à cause de tout cela, Bibigor s’arrêta de marcher, car ses membres s’étaient ankylosés. Il ressentait le besoin de poser sa machine organique à un endroit du marécage où l’on retrouvait peu de ces troncs qui possédaient des côtes saillantes et des visages moins qu’humains. Il plongea les doigts dans l’eau glaciale et en ressortit une lamproie, butin de guerre incomparable, et en fit sa princesse. Il se sentit aimé tel qu’il était, pour son flot sanguin. La police invisible se métamorphosa en lutins montés sur des licornes. La cité des rêves joua à cache-cache avec lui, mais comme il ne bougeait plus, le pont qui liait le miragineux au réel s’effondra. Il trouva refuge dans un toussotement malaisé. Des absents le jugèrent. Il s’imagina, magical girl vêtue d’un costume coloré et détenant une baguette magique, et se relocalisa par téléportation à l’endroit où le mur intangible sépare le corps de l’âme, pour se réincarner en queue de poisson. Les braves gens jugeraient peut-être l’odeur, mais les braves gens pourraient aller se faire foutre, absolument, ils auraient tous un coupon, qu’ils en soient dignes ou pas. Et pour l’instant, peut-être parce que les membres s’engourdissent, que la perception du monde alentour devient de plus en plus floue et abstraite, pourquoi ne pas trouver refuge dans le fait de faire partie du grand N’importe quoi?

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